Raúl Barboza

Chants de la Terre sans mal

« Tout cela est « La Vie » qui se montre à nous avec ses joies et ses tristesses, la faim et l’injustice, le luxe et la pauvreté. Chaque fois que je fais sortir de mon accordéon une mélodie, mon désir est de raconter une histoire vraie… »

(Raúl Barboza)

D’un pays disparu, la « terre sans mal », que les Indiens Guaranis portent encore en eux et qu’ils croient reconnaître dans leur errance, monte un chant d’exil.
Et un accordéoniste argentin, exilé une deuxième fois en France, se fait avec une douceur, une violence résignée, la voix de la mémoire.

Raùl Barboza joue le chamamé, issu de l’âme des Guaranis, et qui est une musique rurale jouée à l’accordéon, le plus simple de tous, l’accordéon diatonique. Musique métissée de polka, de mazurka, de valse, cette musique n’a rien à voir avec le monde du tango et sa plainte mordante et urbaine.
À partir des échos tombés des salons européens, des sons volés des maisons de maîtres, les indiens Guaranis ont mélangé le tout, aux fonds de leurs mélodies traditionnelles en utilisant le liant de leur mémoire spirituelle.

Ainsi a été créée une musique fière et originale dont Raúl Barboza est le grand maître. Les yeux perdus dans l’horizon de son pays guarani, un grand sourire aux lèvres, il pétrit son accordéon comme la terre glaise de sa mémoire. Il est né en juin 1938 à Buenos Aires d’un père guarani qui sera un passeur de tradition et de magie musicale. À sept ans il fusionne déjà avec son premier accordéon diatonique qui deviendra sa seconde peau. À 13-15 ans il s’initie à l’accordéon chromatique qui permet de jouer des harmonies complexes.

"Métis, je joue d’un instrument provenant de l’arrivée de l’Europe des hommes colonisateurs, et moi qui suis quelqu’un qui veut parvenir au monde par les autochtones, je me sers d’un l’instrument qui n’est pas indien, mon métissage est donc complet".

"Je veux faire côtoyer l’esprit des sons blancs et l’esprit des sons indiens, ils sont dans ma boîte, je suis le mélange".

L’esprit du guarani se retrouve plutôt avec le diatonique sur lequel on ne joue pas du tango réservé au chromatique. Car le tango est une musique avec une harmonie importante et le travail des mains est aussi subtil et chaud sur les touches que sur le corps des femmes. Le tango est intellectuel, le chamamé sensuel et sauvage. Le chamamé est fait de rythmes binaires et ternaires qui se mélangent, et cela donne une musique qui danse toute seule.

Le chamamé est moins intellectuel, il est inscrit dans la vie quotidienne, celui des locomotives et des chants des oiseaux, des voitures, des camions, de la pluie qui goutte. Musique métisse avec le binaire apporté par les jésuites et le ternaire des ancêtres, le tout sur un instrument des bourreaux. Mais toutes les hosties n’ont point éteint le souffle animiste qui passe encore chez les Indiens. Ils ont marié les dieux de chaque arbre avec les anges gardiens et ils continuent de relier le mystère profond de la vie à la nature. Non pas pour respecter la vie pour la vie mais pour respecter l’autre, ainsi respecter aussi son ennemi permet de devenir adulte.

Raúl Barboza sera à la croisée du mélange des cultures celle du tango, celle des Indiens Guaranis. Comme à la confluence de deux fleuves, il ne partage pas les eaux, il les noue entre elles. Il fusionne les épices du tango, du jazz, de l’accordéon musette, de collectage des chants indiens, pour tresser un concentré de musique d’exil fouetté par son « swing correntino » du nom de cette province lointaine de l’Argentine, Corientes aux confins des autres terres où se trouve peut-être la terre sans mal. Dans un même souffle de son accordéon, entre ses notes, il fait paraître et disparaître tango et chamamé, il les marient ensemble.

Parfois, il sort des appeaux pour siffler tous les oiseaux de la terre et ceux-ci répondent. Les ancêtres l’écoutent en souriant.
La culture guarani existe encore en Argentine, chez les communautés vivant dans les provinces près du Paraguay et du Brésil, dans des villages de familles. La culture guarani, comme pour d’autres cultures, est dans le parlé dans la langue. Les Guaranis sont un peuple profondément mystique, ils croient aux esprits partout (eau arbre, animal,...) et les croisent avec les anges.

"Le guarani est le respect de la nature et des hommes, de leur identité, il n’impose pas, il donne une attitude de respect pour la vie qui n’a pas d’âge, la vie c’est la vie. Toute personne est une vie, à la tombée du soleil il y a des musiciens (guitaristes, violonistes...), ils jouent et toute la population se met en file et chacun leur rend hommage. Et après les cérémonies ce n’est plus les musiciens qui sont honorés, mais les petits et les grandes personnes leur donnent ainsi en file le respect." Barboza place sa musique et son éthique sous la morale du respect absolu de la vie, autant celle d’un petit oiseau, que celle d’un petit homme. Ce mystère de la vie résonne dans les mystères de ses notes.

« La bonne musique, c’est le plus d’expression avec le moins de notes possible » dit-il et il ajoute « Jouer, comme faire l’amour, c’est donner sans rien demander ». Aussi avec son style passionné, sa virtuosité, sa sincérité, il va sans la moindre concession commerciale, avec des flammes dans son accordéon.

"Chaque fois que sortent de mon accordéon les notes d’une mélodie, ce n’est pas seulement d’une mélodie dont il s’agit. C’est comme s’il s’agissait du début d’une histoire, un silence est comme une respiration, un repos..., un accord peut exprimer un sentiment d’amour ou de peur. De mes ancêtres j’ai appris à faire en sorte que l’accordéon devienne la continuation de mon esprit qui n’utiliserait pas la parole comme moyen d’expression. De mes ancêtres j’ai aussi appris à écouter les diverses voix de la nature : le chant des oiseaux, le galop des animaux, le souffle du vent, les trains qui passent dans leurs fumées et qui soufflent en grimpant les pentes, des foules qui bruissent et rient... "

Sa musique déambule gravement dans une gaieté noble et forte. Et pour nous faire comprendre tout ce qui vit dans une foule multiple et joyeuse dans sa boîte comme il dit, sa boîte à frissons ajouterait Marc Perrone, il ouvre son soufflet. Alors sont lâchés en liberté tous les bruits, tous les sons qui devaient être un peu à l’étroit.

Camions, voitures, cris d’oiseaux apeurés, animaux de la forêt, cascades, gouttes de pluie sous l’orage, vent qui murmure ou enrage, rire des hommes, pleurs des hommes, locomotives des départs, joie et offrandes, tous ces mystères sont là. Barboza dans un sourire qui est un don offert à l’autre nous entrouvre des magies secrètes. Dans cette Argentine si proche des forêts qui dansent notre oxygène, Raúl Barboza dessine nos géographies intérieures. Il ouvre son accordéon comme un livre de vie, et il nous dit les contes pour vivre debout. Il est là comme les pierres et les arbres, il chante sa musique comme un chaman. Il apporte ses offrandes encore chaudes de la terre, nous lui devons accueil et rencontre.

Humble, il semble accomplir en jouant un labeur quotidien et sacré, il est parmi nous pour nous rendre palpable le pain de chaque chose.

Raúl Barboza a joué avec Atahualpa Yupanki, a émerveillé Astor Piazzola et Richard Galliano, a été couvert de lauriers en France, mais rien n’altère la fraîcheur intacte du parfum souriant et triste de ce joueur recréateur du chamamé. Il fait gémir, rire et danser sur les toits brûlants des forêts sa musique.

Pour vous dire la tendresse, la douceur mais aussi la profondeur des forêts que Raùl Barboza met dans sa musique pleine d’espace, il faut entendre le chemin du chamamé, voir s’élever les oiseaux multicolores des notes et sentir la pluie chaude et douce sur soi. Le chamamé a son chemin dans les mains de Barboza, et la pluie des notes trombe sur nous en souriant. Nous sommes à la porte de la Terre sans Mal.

Gil Pressnitzer

Discographie

La Tierra Sin Mal La Lichere 1995

Argentina/Paraguay Laser Light 1997

King of Chamamé Socadisc 1992

Barboza Dominguez La Lichere 1999

et plus de 20 CD-ROM au Brésil, en Argentine, en Espagne…