Richard Desjardins
Un chant dans l’épaisseur du temps
La plus belle chose qui soit arrivée à la chanson francophone depuis bien longtemps, s’appelle Richard Desjardins.
De ce québécois se dégage la même évidence, la même force des mots, la même étonnante présence physique qu’un Brel par exemple.
Seul avec son piano ou sa guitare, le gars d’Abitibi subjugue et chante de sa voix grave et plus forte que le vent depuis la toundra glacée en quête d’une rose, jusqu’à la présence tentaculaire des villes et des mines, jusqu’à ce cancer des multinationales Yankees qui bouffe l’âme du Québec.
Heureux de la pluie violente de ses mots, de l’orage qui gronde dans sa voix, meurtri car les fenêtres ouvertes par cet immense poète sont encore si peu fréquentées.
En cavale du monde trivial et marchand, Richard Desjardins est un miracle que l’on n’attendait plus dans la chanson, un « serment de rosée » sur des vies asséchées.
Les chansons de Richard ne sont pas des poèmes, rassurez-vous, mais tout simplement des oiseaux qui passent, un vent qui se lève.
Un chat sauvage dans la gorge, Richard fait se lever les plaintes immobiles et urgentes. Des multinationales, aux immigrés clandestins, aux Indiens oubliés, à Satan dans les villes, Richard Desjardins nous apporte du feu pour guérir nos mémoires brûlées. Il refuse de croire que « le mot terre vient de terreur », et toutes ses chansons palpitent de la rage de vivre debout au soleil.
Richard Desjardins est immense, son cœur est un oiseau, la terre est son jardin.
Et quand on l’aime une fois, on l’aime pour toujours pour paraphraser sa seule chanson chantée par d’autres.
« Il aura le nom de Richard, faut pas compter sur le hasard». Ainsi nous est advenu en mars 1948 à Oranda, ville minière en Abitibi, " boutte du boutte ", bout du monde francophone, à six cents km au Nord de Montréal.
Le 16 pour être précis, va débouler ce météore blasé, ce révolté d’un pays colonisé par la Babylone d’à côté. Et cet homme, l’homme aux chansons-frissons, est un homme debout.
Lui le Français d’Amérique, l’homme sans concession, sait être saisissant dans ses histoires, ses chroniques amères ou burlesques, ses accents mélangeant les techniques de scénario du cinéma américain, et les fulgurances du surréalisme, Richard est au partage des eaux de l’émotion et de la lucidité. Il déboule comme un coureur des bois dans la chanson et d’ailleurs il sait que les forêts suintent au fond de lui. Comme son père qui déjà travailler le bois, il est issu de tous ces arbres, où parfois il voit passer le peuple invisible des Algonquins qu’il célébrera plus tard, voulant comprendre leur errance et leurs malheurs. La plupart des étés de sa vie il les a égrenés au cœur des forêts natales et près de « son lac», le lac Vaudry près de Rouyn-Noranda. C’est là qu’il a « aiguisé ses sens» et depuis les eaux et les forêts suintent à jamais en lui. C’est là qu’il a su ce que voulait dire préserver le paysage.
Fasciné par les légendes et les histoires de préférence médiévales, il parle aussi bien d’Eléonore d’Aquitaine que du pauvre Lomer de Carcassonne lapidé par l’intolérance des hommes. Il proclame que toute vie doit être ouverte vers autrui et il nous appartient de savoir ce que nous laissons après nous, nous qui jetons les forêts, les rivières et les gens comme du papier froissé autour de hamburgers. Cette tolérance en bouclier face aux obèses triomphants, ce cri d’alarme il le porte dans ses films comme « L’Horreur Boréale» que Richard a rebaptisé l’Erreur boréale et qui a eu un effet immense au Québec, son dernier film "Le peuple Invisible" sur les Amerindiens beaucoup moins car si les Québécois parlent aux arbres, ils sont muets envers leurs proches humains, tétanisés par le monceau d’injustice faite aux natifs, qu’ils ne peuvent reconnaître. Dans ses monologues et ses chansons il réveille et secoue l’engourdissement des âmes.
Écrivain, cinéaste, « claviériste» comme il dit, compositeur, rocker, chanteur, il est avant tout un voyageur parmi les hommes. Il « tient le journal de bord des humains» comme le disait Vigneault. S’il milite c’est pour sauver les rêves et donc refaire le monde :
S’cuse-moi, je m’en vais
Je reviens dans une heure
Faut qu’j’aille changer le monde
Méditation sur des ruines, appels de naufrageur, épopées ou paroles simples comme la trace de la laisse d’un chien, les chansons de Richard Desjardins sont éclatantes et urgentes. Elles semblent être là depuis toujours, comme ces Indiens passant par le détroit de Behring, comme des étoiles qu’aucun matin ne pourra éteindre, qu’aucun dollar ne saura mettre à genoux.
Amour, révolte et tendresse roulent en débâcle dans ses chansons secouées de rock, de blues, et de grands pans de silence. Ses chants d’amour sont parfois comme orages qui grondent en chants de contestation, en cri de colère contre l’injustice. Cœur qui bat furieusement, mots qui cognent dans un strident "Boom Boom", Richard Desjardins est un homme lucide et tendre, ironique et fraternel.
Après avoir bourlingué dans les brasiers des mines d’or ou de cuivre, les désespérances des villes, remonté le courant vers les Amérindiens, connu les opprimés, vendu ses poèmes dans les rues, mélangé le goût âcre du passé avec l’alcool fort des jours à venir, Richard Desjardins est apparu sur le tard sur la scène québécoise, vers les années 70.
Lui le natif du nord du nord du Québec, après les serres innombrables des bars, des petites scènes vacillantes, il est parvenu, soleil noir, à devenir la parole des "derniers humains».
J’allonge l’éternité
j’agrandis l’univers,
le soleil à tes pieds
et ma vie en travers.
Ce n’étaient plus les mots d’azur et de neige des Leclerc ou Vigneault mais ceux qui courent la nuit noire, ceux de l’urgence, de la solitude acérée des villes, du cri de révolte des vies intérieures.
Lui avec « le loup qui dormait sur la poitrine », son allure émaciée de prédicateur du prochain retour de l’aube contre les pluies noires tombant sur nos mémoires, il nous a dit d’une voix qui déchire de l’intérieur : « Ouvre tes yeux, ouvre ton cœur » à nous tous qui sommes perdus mais encore vivants.
Seul face à son piano ou brandissant sa guitare il nous fait découvrir un chant profond. Chansons-appels, chansons-réquisitoires, chansons d’humour noir, Richard Desjardins, la lucidité aux lèvres, emporte tout sur son passage.
Le voir sur scène est une rencontre qui laisse heureux et meurtri, et son dernier passage à Toulouse n’a pas encore fait retomber les cascades de mots qu’il nous avait fait partager. Il faudrait ici longuement parler non pas seulement de la présence charismatique de Richard sur scène, mais surtout de la très grande beauté de ses textes:
La nuit dormait dans son verseau,
les chèvres buvaient au rio
nous allions au hasard,
et nous vivions encore plus fort
malgré le frette et les barbares.
(Les Yankees).
La plupart sont édités en livre de poésie (recueil Paroles de chansons 1991). Et même sans la musique, ils frappent fort en nous. Quand ils s’en vont tous ces mots, il ne nous reste pour le restant des jours que « rien dans les mains, une poupée sans bras, une laisse d’un chien».
Comment avions-nous nous pu vivre sans Richard Desjardins, l’alcool d’érable des vies fortes ? Déjà sans le savoir il nous manquait comme nous manquaient les chants des arbres et le cri des torrents. Il nous redonne le partage des eaux, des flots et de la nature. Voleur de feu, impatient, il nous tient chaud.
Depuis que nous l’avons convaincu « qu’il ne faut jamais céder au désespoir car il ne tient jamais ses promesses », Richard avec son rire et sa mitraillette contre les fascismes (sa guitare !), est un sacré coup de whisky blanc sur nos routines. Ne vous endormez pas veillez encore et toujours, nous hurlent ses chansons. Ne cédez jamais à la loi du plus fort et ne devenez jamais « comme des chiens en pacage» !
Avec sa voix rauque, lourde « d’heavy métal», il embarque son monde avec « ses Polaroïd de l’esprit et du cœur avec beaucoup de pudeur». Peintre musical de l’immensité humaine il est un souffle neuf, il plonge au plus profond des choses de la vie, et Léo Ferré, là-haut doit se frotter les mains.
Après un long séjour à Toulouse où sa personne irradiante fut notre grande joie, Richard est rentré au Québec, a mis quelques-unes de ses chansons de France en disque fin 2003, - Kanasuta-, puis s’est tu quelque temps après quelques tournées, complètement accaparé par sa vie de citoyen combattant pour la planète en péril. Il s’est battu pour s’opposer à un projet de centrale hydroélectrique sur la rivière Mégiscane, au nord-est de l’Abitibi, pour lutter contre la déforestation. Et la bêtise aveugle de l’argent a reculé !
Les rivières et les forêts lui disent merci quand elles l’entrevoient dans son chalet où brûle plus fort que son feu de bois sa guitare enceinte de nouveaux chants. Il sait entendre les contes de forêts, celle de « Là où les diables vont danser ». Et lui tient la musique et les mots pour que les diables reviennent enfin faire rendre gorge aux spéculateurs.
En mars 2004 la France enfin l’honore du Grand prix de l’Académie Charles Cros, il n’est jamais trop tard...
Mais lui hors des chemins battus, des carrières, des compromissions, continue sa route. « Richard Desjardins et sa guétard », Richard et ses mots en partage tracent la belle sente vers l’humain.
Il nous dit que l’on pourra copier ses chansons quand lui pourra cloner sa bière, il a raison. Mais alors pourquoi clone-t-il si bien nos rêves ?
Soyez les premiers « à goûter aux amandes», je vous le dis, Richard Desjardins est immense, et son profil d’oiseau ouvre le ciel, ouvre les mers intérieures.
Chaude est la nuit, encore embuée d’aube, puissant est le chant, Richard Desjardins avance vers vous:
Nous aurons des corbeilles pleines
de roses noires pour tuer la haine
des territoires coulés dans nos veines
et des amours qui valent la peine.
Gil Pressnitzer
Choix de textes
Akinisi
Paroles et Musique: Richard Desjardins (1988 Les Derniers Humains)
C’est quand même incroyable qu’on soit encore vivants
à cent mille sous zéro et depuis cent mille ans.
Peu importe comment le décor te programme,
c’est toujours les tropiques quand tu aimes une femme.
Tout commença quand ils se sont perdus un jour ;
le traîneau de secours s’est perdu à son tour.
Le caribou couché dans la gueule du loup
j’ai pris de vieilles étoiles pour me faire un igloo.
Dans la toundra
Sursum corda.
Pourquoi Alashuack me parle-t-il ainsi,
tourisme de nylon, aliène que je suis ?
Dans un ciel éclaté aux bouches des cratères
je me demande si nous sommes encore sur terre.
« J’ai bel et bien perdu la trace, me dit-il,
ne tentons pas la panique, c’est inutile.
Je suis une légende et toi t’es une affaire,
j’te donne l’éternité et tu me donnes une bière.»
Dans la toundra
y a des bons gars.
Le petit point là-bas, qu’est-ce que c’est, qu’est-ce que c’est ?
Un trou dans la glace ? Un loup dans ma trace ?
Ici, c’est comme ailleurs, c’est comme la mémoire,
tout ce qui s’éloigne prend la couleur du noir.
Un météore blasé, un casino viking ?
Une armée en déroute, quelqu’un qui nous fait signe ?
Ton ennemi juré qui te voit dans sa mire
ou l’homme de pierre t’épargnant le pire ?
Dans la toundra
tu ne sais pas.
Peut-être le beau temps découvrant la rocaille,
des animaux masqués en smoking funérailles.
La pauvre kipaluk accouplée à son chien,
ils auront les yeux bleus, des dollars plein les mains.
La carcasse de l’avion, le pilote aux yeux fixes ;
la cargaison d’alcool de l’hiver de trente-six,
ils l’ont toute bue pendant que les bêtes passaient.
Rappelle-toi, petit, la mort n’arrive jamais
Dans la toundra
’est déjà là.
Akinisi, aussi, je crois que je l’attends.
Elle est passée comme une outarde au printemps.
Si tu savais combien d’années il a fallu
pour qu’elle vienne sur ma couche toute nue.
Elle est sourde et muette et secouée de transes,
elle s’en fut se marier à un mur de silence.
J’entends parfois la nuit sa prière électrique.
Quel oiseau de malheur, ô quel chant magnétique.
Dans la toundra
Kamasutra.
Vous autres, vous dites que le monde est petit ;
jamais pourtant je n’ai revu Akinisi.
Le petit point là-bas, c’est peut-être le chasseur
qui pose son fusil, le soir, près de son cœur.
S’il ramène de la viande il aura de la peau
et encore des enfants pour manger le troupeau
qui s’en va, qui s’en va, qui s’en va.
Akinisi, viens ici, dans mes bras !
C’est quand même incroyable qu’on soit encore vivants
à cent mille sous zéro et depuis cent mille ans.
Peu importe comment le décor te programme,
c’est toujours les tropiques quand tu aimes une femme.
J’ai la trajectoire, la tension et la cible.
Mon rêve a le métal des armes inadmissibles.
Je mangerai les dieux tombés à mes côtés
et je ne plierai que devant la beauté.
Je sens déjà rouler le frisson sur ma nuque,
mon âme s’envoler dans un blizzard de sucre.
Je savoure mon thé et je ferme les yeux.
Mourir de froid, c’est beau, c’est long, c’est délicieux.
Je me perdrai encore et encore, tant que
je n’aurai pas trouvé cet être qui me manque.
Pour célébrer cela, tu vas faire quelque chose ;
en arrivant au sud, tu m’envoies une rose.
Dans la toundra
ou au-delà.
Nataq Paroles et Musique: Richard Desjardins 1990 Tu m’aimes-tu Toi, tu es ce soleil aveuglant les étoiles ;
Quand tu parles au mourant sa douleur est si douce.
Pour trouver le racage et tuer l’animal,
Pour trouver le refuge tu es mieux que nous tous,
Nataq.
Je dis que je ne peux rêver la vie sans toi.
J’ai la mémoire des eaux où je me suis baignée.
Maintenant que tu vis, que je rêve à la fois,
Tout mon être voudrait que tu sois le dernier,
Nataq.
Mais je ne veux pas mourir sur ce rocher encore
À la vue des autres, abusée par les dieux.
Il n’y a pas de fleurs pour jeter sur mon corps,
Et qui donc frappera le tambour de l’adieu ?
Je te le redis, je te suivrai dans la fosse,
Mais je veux de la terre, ô Nataq, tu m’entends !
Si cela te convient, si la vie nous exauce,
Nous serons ensemble jusqu’à la fin des temps.
Mais je suis si inquiète, la lumière retarde
Un peu plus chaque jour, ton silence m’opprime.
Ouvre les yeux et vois que les loups nous regardent,
Ils ont déjà choisi le moment, la victime.
Et voilà que s’échappe dans ce ciel obscurci
Le souffle du chaman étranglé de remords.
Vois ! il tremble de peur et ses doigts sont noircis,
Et pendant que je t’aime, il appelle la mort.
Si la mort se hasarde où s’achève le monde
Sois certain qu’elle ne viendra pas que pour lui ;
Cachons bien nos blessures, elle s’en vient pour le nombre.
Ô Nataq bien-aimé, moi, mon cœur a conclu,
Moi, je meurs de mourir dans ce funeste camp.
Oui, nous sommes perdus comme nul ne le fut,
Oui, nous sommes perdus mains encore vivants.
Ouvre les yeux et vois cette nuée d’oiseaux
À l’assaut de la mer inconnue, où vont-ils ?
Moi je dis que là-bas il y a des roseaux ;
Allons voir, allons voir ; je devine des îles
Où le jour se lève, me nourrit et se couche,
Sur des plumes divines et des cavernes sûres.
Il y aura de l’eau chaude comme ta bouche
Pour accoucher la fille et fermer sa blessure.
A ton signe, à ta voix, recueillis sous tes lances,
Des troupeaux de bisons réclamant sacrifices,
Et quand éclatera la lune d’abondance,
Des orages de fruits pour que vive ton fils.
Ton destin est le mien, nous ne mangerons plus ;
Nous irons frayer aux savanes intérieures,
Et tu t’enflammeras mon désir pur et nu ;
Que je hurle ta joie, que tu craches mon cœur.
Et si par miracle nos prières parviennent
A calmer ces dieux fous que ta douleur fascine,
Je n’accepterai pas que l’un d’eux me ramène
Où j’ai pleuré du sable et mangé des racines.
Je ne retourne pas sur les lieux anciens,
Sous les lois de guerriers débouchant aux clairières,
La mémoire brûlée, le flambeau à la main ;
S’il me faut retourner, je retourne à la mer.
Je suis jeune, Nataq, comme un faon dans l’aurore,
Et la vie veut de moi et voudrait que tu viennes ;
Réveillons la horde, je l’entends qui l’implore ;
Attachons les épaves aux vessies des baleines.
Nous serons les premiers à goûter aux amandes ;
Traversons, traversons, amenons qui le veut.
Aime-moi ! Aide-moi ! Mon ventre veut fendre.
Je suis pleine, Nataq, il me faudra du feu.
Söreen Paroles et Musique: Richard Desjardins 1998 Boom boom Tu ris comme moi j’aime
et tu dessines bien.
Un jour tu seras mienne,
parole de chien.
La balle est partie vers toi,
j’avais visé le cœur.
Söreen, tu l’attrapas,
Nous serons toujours des vainqueurs.
Je n’aime pas Jimmy,
il te regarde en cachette.
Je sais qu’entre toi et lui
y a comme un magnet.
Viens j’ai des sous blancs,
je jure qu’ils sont à moi.
Söreen je t’offre, viens t’en
une bague en chocolat, une bague en chocolat.
Un jour, nous nous marierons
Söreen, oh Söreen, oh Söreen, oh Söreen.
La vie a soulevé tes seins
et tous mes ennemis.
L’Italie dans mes mains,
il me faut tuer Jimmy.
Qui allumera son cierge
à la porte de ta peau ?
Qui flambera la vierge ?
He ne my ne mo,
he ne my ne mo.
L’argent, maudit argent
ton père s’en fut ailleurs.
Rouge comme le sang,
ce camion de malheur.
Sur mon cœur de bois
je gossais des bombes.
Plus de lumière chez toi,
c’était la fin du monde,
c’était la fin du monde.
Paraît que tu vis au ciel
entre New-York et quelque part.
Moi, mes avions s’emmêlent
me vois-tu dans ton radar ?
À la mine, à l’arèna,
je vois souvent Jimmy.
Lui et moi parfois
on se demande qui,
qui se repose
à l’ouest de ton cœur ?
Qui métamorphose
ton ennui en bonheur ?
Qui jouit du privilège
une fois la nuit venue,
qui mange ta pêche,
qui boit son jus ?
Qui boit ton jus ?
________________________________________________________________________________________
Richard Desjardins
« La Mer intérieure»
« C’est la Mer intérieure. Écoute
la musique. On dirait un homme
et une femme qui s’envoûtent
l’un dans l’autre. Écoute, c’est tout comme.
L’amour, la mer, l’autre côté,
là où vont s’effondrer les cieux,
jamais un canot n’a osé
la traverser en son milieu
Oiseaux, poissons et rats musqués
s’accouplent ici à grande joie.
C’est agréable de penser
que nos enfants auront de quoi.
Toutes les rivières meurent ici
comme en un spasme de l’amour.
Le Manitou nous a choisis ;
pardon à ceux qui nous entourent
Au nord, à la tête des eaux,
y règne un froid si inquiétant
qu’il fait éclater les os
et se briser tous les serments.
À l’ouest, la plaine qui aboie
où vivent les peuples si jaloux
qu’ils s’arracheront les yeux un jour
pour ne plus voir que nous sommes là.
Au sud, nous connaissons des races
marchant le jour, marchant la nuit
cherchant la vie, cherchant sa trace
alors qu’ici, la nuit fleurit.
Aussi nous sommes investis
de l’extraordinaire pouvoir
de faire apparaître des fruits
tenant vigueur tout l’hiver.
Jadis au pied des cataractes
nous, peuples d’Odonoosonee,
nous avons convenu d’un pacte
que la mort seule peut délier.
Si des étrangers surgissaient
sans nous sourire et sans offrandes,
nous les éloignerions de fait
comme les loups qui se défendent.
Je reconnais et je fais mienne
la sagesse de cette alliance
conclue avant que tu ne viennes
de l’est, toi, l’ombre blanche.
Cette mer de brochets délicieux,
nous en maîtrisons le passage ;
et nul n’y posera les yeux
sans nous prier sur les rivages.
Et c’est pourquoi je t’avertis ;
quiconque relèvera l’épreuve
ne laissera derrière lui
qu’un grand regret et une veuve.
Nous y tenons le feu, le lieu,
nous échangeons peaux, armes, idées,
avec qui on veut, quand on veut,
ce que t’appelles la liberté.
Je ne parle au nom de personne
et je suis seul face aux étoiles.
Je leur demande qu’elles me donnent
leur lumière. Ce soir, je parle.
O vois la mer, touche à son sable.
Prends l’eau dedans tes mains, et bois ;
elle est bien froide, inépuisable,
comme la haine que j’ai pour toi.
Chien de Français !
Le ciel et la terre m’appellent
comme une femme qui me veut
Jette ton papier dans le feu.
Regarde-moi bien dans les yeux.
Le papier est ta force.
La mémoire est la mienne
et brûlera l’écorce
et durera ma haine.
Comme tu es né dans le péché
et que tu ne jouis qu’en enfer,
t’as bien des choses à oublier ;
je te comprends bien, robe noire.
Nouvelle-France, nouveaux sujets,
contre une peau, on donne une âme.
Dommage. Quand on se rencontrait
nous n’échangions que des cadavres.
Un jour ton émissaire vint
pour convoquer une réunion
nos cinquante chefs avec les tiens.
Faire la paix. Nous la voulions.
Je me rappelle de ce vent
de joie qui embaumait le jour
quand partirent, le cœur confiant,
les cinquante hommes et leurs amours.
Tu te rappelles de ce festin
où tu les as tous conviés :
1687, un 24 juin,
un soir doux comme baiser d’été.
C’était à Cataracoui
à la décharge de Kingston ;
à l’endroit même où t’as construit
ta Sécurité Maximum.
Avant que la fête commence,
t’as embarré la porte du fort,
t’as retiré la nappe blanche,
tu t’es emparé de leur corps.
Mais t’as commis une seule erreur
car l’un d’entre eux s’est échappé.
Détail sur une mer intérieure,
petit barbot sur ton papier.
Cet homme a raconté. Depuis
je n’oublie plus : convoi de larmes
pleurant jusqu’à Ville-Marie.
La foule haineuse, la place d’armes.
Femmes, enfants, hommes séparés
et ils le furent toute la vie.
N’espère jamais me voir pleurer
si tu me parles de l’Acadie.
Femmes, enfants, vendus aussitôt.
Les cinquante hommes furent amenés
jusqu’à Québec où tes bateaux
s’en vont toucher la mer salée.
À Rochefort, les pieds aux fers,
Ils ont traversé ton pays
pour disparaître sur les galères
de ton quatorzième Louis.
Comment nommer acte pareil ?
Penses-y bien. Prends bien ton temps.
Moi j’ai le mien. J’ai tant sommeil.
Je reviendrai dans 300 ans.
Ton geste étrange est demeuré
des milliers de lune après,
inexcusable, inexcusé;
dès lors tu n’auras plus la paix.
Chien de Français !
De Manhattan aux Trois-Rivières,
de baise-main en baise-main,
de cimetière en cimetière,
nous t’avons vu venir de loin ;
au nom de Dieu quand tu voulais
planter des croix dedans la terre;
au nom du roi quand il fallait
planter des épées dans la chair :
Dans celle des Pequots d’abord
puis celle des Narranganssetts,
Wampanoags. Sais-tu encore
d’où vient le nom Massachussetts ?
De ces peuples que j’ai nommés
il ne reste aucun survivant ;
comment ne pas imaginer
qu’on allait être les suivants ?
Nos chefs, où sont nos chefs ? Où donc ?
Combien de fois sommes-nous venus
te supplier de nous répondre !
Tes yeux mi-clos ? Sourire crochu.
Tu nous jetas en plein visage
ton silence chargé d’abîmes.
Fallait y lire le message;
tout devient clair quand nous apprîmes
que Denonville, ton gouverneur,
priait le roi de fournir
3000 soldats sans peur, sans cœur :
« Les Iroquois doivent tous mourir »
Comme des visons orphelins,
désemparés et faiblissants
nous avons repris le chemin.
Le soleil couchait dans son sang.
Mourir pourquoi ? Pour ton castor?
Partout où tu as mis les pieds
il n’y en a plus. C’est là ton tort.
Tu viens ici pour en acheter ?
Tu veux qu’on vende à toi seul ? Soit !
Mais tu sais bien d’où vient le trouble:
pour chaque peau que tu convoites,
Dongan, l’Anglais, nous paye le double.
Alors, nous nous tournons vers lui
comme le feraient même les idiots.
Tu penses ! Nous soumettre à ton prix
qui tendra toujours vers zéro !
D’abord, ton prix et puis ta loi,
ton roi, ta foi et ton enfer.
Nous ne croyons pas comme toi
que nous sommes faits cendre et poussière
comme ces peuples si serviles
n’ayant plus force de traquer
l’orignal quand la neige d’avril
devient trop lourde sous leurs pieds.
Ils vous attendent en tremblant,
n’ont plus de rêve ni mémoire
et leurs dents tombent en croquant
dans vos promesses, dans vos miroirs.
Ils étranglent leurs beaux enfants
et puis se déchirent le visage,
enfin s’en vont comme des errants
se tuer au milieu de leur âge.
Pas ça ? Mais quoi ? S’enfuir ? Mais où ?
Nous sommes cernés désormais :
Duluth a donné aux Sioux
à chaque jaloux son mousquet.
Chien de Français !
Des jours, des nuits, nos émissaires
firent rapport de l’entrevue.
On vit venir les grandes mers
parées de tristesse absolues.
« Les Français vont tous nous tuer,
ils ont les armes et la rancœur.
Mères ! Que faire ? » Elles ont pleuré
et dirent : « Il faut qu’ils aient très peur. »
Elles convoquent de plein droit
les mâles vifs de vingt printemps,
qui aiment vivre et de ceux-là
elles en choisirent mil quatre cents.
Puis l’instruction leur fut donnée
de ne plus voir en vous des frères
mais de ces choses qu’on voit ramper
quand on retourne les grosses pierres
On leur ôta droit de pitié
S’il faut tellement que tu souffres
pour obtenir l’éternité,
tu seras comblé, robe pourpre.
Si puissant fut leur chant de mort
que le hibou paralysa.
Aux premières lueurs de l’aurore
on partit pour Hochelaga.
On a campé pendant des nuits
chez nos frères à Kanawake,
à l’endroit même où t’as construit
l’illégitime pont Mercier.
On vit tes forts de l’autre bord ;
en chêne qui jamais ne cède
et sur la rive auprès des forts,
des chaumières abritant des faibles.
Nos cœurs sont devenus si tristes.
On sentait le ciel se charger.
On attendit la nuit propice :
quelque chose allait se passer.
Et se passa. Vint la tempête,
la grêle vira chevrotine.
On allait faire ce qu’allait être
le massacre de Lachine.
Vingt-deux personnes suppliciées
tels qu’entendu. Comme du bétail.
Là, ta mémoire est réveillée.
Je t’épargne donc les détails.
Si tu y tiens, te suffira
de consulter tes manuels :
on dit pourquoi un Iroquois
est synonyme de cruel.
La lune n’est jamais sortie
ni tes soldats pour aller voir
les corps. On n’a jamais su qui
les enterra trois ans plus tard.
L’automne après, tu capturais
un Iroquois déboussolé
sur la rivière des Outaouais.
C’est lui qui devait payer.
Au Mont-Royal tu l’amenas
où tes amants s’en vont baiser;
tu le fixas sur une croix
tu t’approchas pour l’embraser.
De ce côté du pont je vois
cette croix blanche comme l’innocence
qui brille et qui me dit pourquoi
ce soir je suis encore vivant.
Chien de Français !
Comme une personne, comme un roi,
un peuple aussi a son histoire,
si petit, si lointain qu’il soit.
Tu me regardes sans me voir.
Voilà ! Je fus pour toi une ombre
qu’on éloigne au bout du fusil.
Quand tu te trouvas en surnombre
t’inventas la démocratie
pour que nous ayions tout perdu.
J’ai tant pleuré sur tes traités
que leur encre s’est répandue
sur mille lois déjà votées.
Dans tes papiers je ne conserve
que le droit de la servitude.
Tu nous parquas dans des réserves
pour inspirer l’Afrique du Sud.
Et cette mer, qu’en as-tu fait ?
Sa vie est morte pour mille ans.
Tu n’as rien fait et tu le sais.
Tu craches sur toi. Tu chies dedans.
Qu’aurais-tu donc à nous apprendre
de l’art de vivre sous les aurores
toi qui enfermes tes parents,
qui jettes tes enfants dehors ?
Qu’avons-nous eu pour le saccage
des grandes rivières et des jackpine ?
Du gin. Des timbres de chômage
du Ministère de la Haine.
Pourquoi devrais-je me soumettre
à te baiser les beaux souliers
quand tu me donnes quelques miettes
après m’avoir tout enlevé ?
S’il te fallait payer, chacal,
faudrait saigner toutes tes banques,
te faudrait vendre ta capitale,
et Rome aussi, robe blanche.
Le ciel et la terre m’appellent
comme une femme qui me veut ;
alors je marcherai vers elle,
ne reste pas entre nous deux.
Tu continues à faire le sourd ?
Fais des conserves, surveille tes ponts,
visse tes pylônes à double tour,
va y avoir d’la haute tension.
Ce soir je vois Val-d’or en feu ;
je sens déjà venir ton heure.
T’ouvres les yeux ? Trop tard, trop peu.
Soulève-toi, mer intérieure.
Je m’approch’rai comme un renard,
je me battrai comme cent loups,
je m’enfuirai comme mille canards.
Tu viendras fou, tu perdras tout.
Prie ton Jésus, t’en as besoin.
Couper l’courant dedans sa moëlle;
avant l’Bye-Bye, et puis plus rien.
La dinde froide. Joyeux Noël !
Allo, Bonhomme Carnaval !
À trente en bas, pense à tes fesses,
tu pourras prendre un coup fatal
à frictionner tes belles duchesses.
Quand t’en auras assez de vivre,
quand tu réclameras la paix,
c’est bien facile, t’auras qu’à suivre
la trace de sang que tu as fait.
Chien de Français ! »
© Richard Desjardins et Le Devoir, 1992
Discographie
L’existoire 2011
Kanasuta « Là où les diables vont danser» (DVD et CD)
Boom BoomDesjardins Abbittibi LiveChaude est la nuit
Tu m’aimes-tu
Le Party
Les Derniers Humains
Boom Town café