Yves Charnet
Saisi par le swing
Repas avec N., dans un restaurant du Palais-Royal. Bleu vif, un ciel d’avril a mis la nappe en terrasse.
Dépressif, Claude se plaint: « Yves, je ne sais plus qui je suis. »
Mon bavardage s’efforce de divertir sa mélancolie. Mon ami n’a pas quitté des yeux ce vieillard qui partage avec des pigeons son déjeuner de soleil. Nous rentrons sans un mot.
Le pantin désœuvré tangue drôlement d’un pied sur l’autre, frayant chemin dans la poussière pailletée de printemps. Pousse-café dans l’obscurité de son appartement.
Je parviens à lui faire passer des musiques qui fouettent son désir. Saisi par le swing, son corps s’anime. Claude m’a, dès notre première rencontre, appris que le rythme précède les mots. Jaculation enragée. Le corps de l’incurable troubadour entre en transe... Avec les lèvres, moudre le grain du souffle... Je comprends, effaré, que, hors de la scène, Claude n’existe pas... Entre deux tournées, un chanteur n’est qu’une voix en souffrance.
— Dans la glace, Claude ne sait pas quand il redeviendra Nougaro.
Yves Charnet
Extraits de Rien, la vie, la Table Ronde