Sergueï Prokofiev
Symphonie classique
L’art des fausses provocations
À force d’avoir évoqué les Sarcasmes et autre Suggestion diabolique, Prokofiev a réussi, du moins avant d’être le servile et docile serviteur d’un régime, à passer pour l’enfant terrible qui met ses doigts dans le nez de la musique établie. Ce joyeux vandale, à ses débuts du moins, est réjouissant dans cette moquerie permanente, dans ce cynisme qui deviendra sa marque de fabrique.
Quand le siècle naissait, Prokofiev jouait au loubard de la musique. Du piano-percussion à la Suite Scythe, c’est une image très martelée de Prokofiev qui nous reste.
Mais ce barbare était plus véritablement iconoclaste que révolutionnaire et ses coups de boutoir laisseront moins de traces que des lents dérèglements de tous les sens chez Bartók ou autre. Dérision plutôt que bûcher, l’œuvre pianistique de Prokofiev est vaste, très lyrique parfois et les Visions Fugitives, les sonates six, sept et huit sont fascinantes : surprises pétries de nuit et de douleurs.
Mais revenons à cette pochade faite pour enrager les vieilles barbes de Saint- Pétersbourg qu’est la symphonie classique op. 25.
Protégé de Rimski-Korsakov, il veut dès ses dix-sept ans être le dandy tonitruant du modernisme. Voulant s’affirmer plus par la provocation que par une véritable remise en cause en profondeur du matériel musical, Prokofiev n’a que des ruptures apparentes. Il veut choquer les bourgeois et il travestit les formes connues pour renvoyer un masque ricanant.
De formation classique, mais connaissant Schoenberg et les Français, il termine ses études en 1914, nourri de néoclassicisme. Dès l’âge de vingt-cinq ans, en 1916, Prokofiev va travailler à une symphonie classique.
« Mon idée était d’écrire une symphonique dans le style de Haydn… Je pensais que si ce compositeur avait encore vécu, il aurait certainement agrémenté sa musique d’éléments nouveaux, tout en conservant sa façon de composer. C’est une symphonie fidèle à ce principe que je voulais composer une symphonie classique et fidèle à ce principe. Je l’appelais Symphonie Classique, d’abord pour la simplicité du titre et aussi pour provoquer les philistins et avec l’espoir de vraiment gagner si la Symphonie Classique devait se révéler réellement "classique" ». (Prokofiev-Autobiographie).
C’est le meilleur commentaire possible. On peut ajouter que cette œuvre fut achevée le 10 septembre 1917, soit au tout début de la révolution d’Octobre.
Mais Prokofiev n’aura guère de chances avec cette histoire-là car il mourra anonyme la veille de la mort du "petit père du peuple", Staline.
La Symphonie Classique fut créée le 21 avril 1918 elle plut très fort au nouveau régime "révolutionnaire" qui voulut cajoler son compositeur révolutionnaire.
Prokofiev répondit en fuyant vers les USA, pour revenir en 1932.
Clarté et précision, laconisme aussi, furent ses principes, pourtant dans cette œuvre dont j’ignore comme elle peut sonner pour deux pianos, il y ajoute ces épices qui font grincer les dents des bonnes gens, avec ou sans bonne réputation.
Symphonie n° 1 en ré majeur, Op. 25, dite « classique »
1 - Allegro
2 - Larghetto
3 - Gavotte - Non troppo allegro
4 - Finale - Molto Vivace
C’est une œuvre concise de quatre minutes et demie pour le premier et le dernier mouvement, trois pour le second, deux pour le troisième.
L’œuvre débute en pleine exubérance avec un véritable tissu de motifs, difficile à classer dans un siècle donné. Surtout qu’un thème ironique, railleur pourrait être du Haydn. Mais la signature apparaît et le bel édifice classique se strie de quelques coups de griffes habiles. Le développement est disproportionné pour cette légèreté voulue et ce jeu entre un côté aérien et de lourdes péroraisons fait l’humour du mouvement.
Le deuxième mouvement est en fait un menuet qui s’avance masqué et précautionneux. Puis l’hypocrisie cède un peu sous quelques gracieusetés styles "dragées au poivre". Cette fausse révérence joue aussi sur un contrepoint caricatural.
Être pris pour un imbécile par des imbéciles, ou plutôt pour un classique par des classiques devait faire jubiler Prokofiev.
Le célèbre troisième mouvement est très bref et se compose d’une gavotte empoisonnée qui tourne en ridicule tout un monde professoral.
L’ennui est que le second degré est si lointain que les intentions de Prokofiev ne sont pas si pures que cela.
Le final est une parfaite forme rondo-sonate tout à fait "bien écrite" avec ses cavalcades.
Il ressemble, avec ses thèmes plus fascinants au premier mouvement et reste dans l’esprit bourgeois au reste.
En fait, les audaces sont bien masquées et si la Symphonie Classique n’était que la prémonition du véritable carcan néo-classique voulut par ses futurs maîtres ?
Aimable pochade avec clins d’œil pour initié, elle ne met plus personne en fureur et reste typique de l’éternel double jeu qui mènera toute la vie de Prokofiev.
Provocateur ou séducteur, roublard ou pervers ?
Cette œuvrette reste bien plaisante à écouter, même s’il est difficile d’y voir encore la provocation de carabin, pour entendre en fait une jolie musique poudrée.
L’original a avalé la caricature.
Gil Pressnitzer