Sonny Rollins
L’homme du souffle en fusion
Lui c’est l’homme déhanché déversant de son sax, corne d’abondance sans fin, des notes chaloupées et qui monte encore sur le ring des salles de concerts. Là comme un boxeur furieux, il cogne avec la même faim qu’avant sur la musique. Torrent, avalanche, il se précipite à la mer avec toutes ses rivières, et avec son sax ténor comme bâton de sorcier.
Sa barbe blanche est celles des prophètes. Déjà il avait dû participer à la sortie des Égypte du jazz en captivité dans les bouges, en marchant devant l’arche avec son saxo jazz. Et la manne des notes bleues tombait drue.
Bien sûr le son légendaire se fissure maintenant, il joue un peu moins bien sans doute, et il est très souvent assez mal sonorisé à cause de la présence immuable dans son groupe d’une basse électrique suramplifiée au détriment du son global.
Mais voir une légende, celle d’un colosse, en train de déverser toute sa lave est une grâce que l’on souhaite à tous.
Féconde est sa lave, rougeoyante est encore sa musique. Et quel art du rythme et de la mise en place !
Phrases longues, étirées, il ne lance pas aux cieux des élans, non il tisse et retisse inlassablement la trame jusqu’à l’épuisement des thèmes retenus. Il a le ténor « horizontal », c’est-à-dire que lui navigue au long cours dans la mélodie. Il s’étend, se répand, et ne dresse pas abruptement un cri aux cintres. Il sculpte, il modèle, il étale le long des horizons sa houle mélodique. Il joue vite et puissant, mêlant le tonnerre et les arcs-en-ciel. Le son « velu » de son sax ténor dresse le paysage massif du jazz.
Décrire cette émotion qui est de voir ce vieil éléphant barrir encore et toujours pour que la jungle des sons s’enflamme encore est hors de portée. Le minotaure est là surgi du fin fond et lui et lui seul connaît les fils d’Ariane du jazz.
Sonny Rollins est la mythologie du jazz, une apparition légendaire. Bien sûr il y a plusieurs Sonny Rollins, Sonny funk, Sonny be-bop, Sonny,... Et il ne joue plus comme avant, mais quand il reprend Saint-Thomas, les anges se balancent en levant la jambe.
Jeune homme presque octogénaire, - il est né à Harlem en 1930, dans cette 133e Rue, regorgeant de clubs dont l’Apollo de Harlem tremplin terrible, - il a tant de choses à dire, que la jeunesse va se cacher dans le trou du souffleur. Ses notes déchirent encore, sa musique braille, mais c’est pour que les aveugles que nous sommes puissions la lire.
Maintenant que le temps est compté il ne joue plus il charge. Parfois dans des ballades arrachées à la douceur du monde, il daigne se poser, et les oiseaux s’arrêtent pour l’écouter, furieux et ravis de cette concurrence déloyale.
Cette présence magnétique, cette force immense de ce lutteur, de ce titan, nous renverse ; Sonny please, please, play it again. L’énergie déroule sur les pentes de la scène, le blé pousse pendant la lave.
Nous savons, il sait lui aussi, que les colonnes de feu qu’il inscrit dans notre ciel seront sans doute les dernières convulsions de la beauté.
Cris blessés, cris d’urgence, les concerts de Sonny Rollins sont à la fois indécents et joyeux. On a rencontré Prométhée détaché du rocher, mais toujours attaché à son saxo. Le feu nous est toujours donné.
Il boite sur scène en se retirant, alors qu’il chaloupait en jouant et qu’il aimait tant marché en jouant.
Ce sont les traces charnelles de son combat avec les anges du jazz ; Ce sont les anges qui s’en sont allés les ailes basses et confuses. Cet homme a grimpé toutes les échelles des sons et le ciel est plus près depuis.
Toute l’histoire du jazz dans ses klaxons de joie, il nous double en riant en disant : suivez-moi si vous le pouvez. Tonitruant, il tonitrue, et passe la caravane du jazz, les tièdes n’ont qu’à se garer de côté.
Maintenant les doutes qui l’ont toujours assailli, diminué, se sont évanouis. Il n’a plus peur de la concurrence et l’ombre fulgurante de John Coltrane, ne le pousse plus à vivre et jouer sous les ponts (période intense de doute de1959 à 1961 pendant bien des nuits sous le pont de Williamburgh Bridge à rivaliser avec les sirènes des bateaux). C’est lui qui fait maintenant les ponts de la musique. Et coule l’Hudson, et coule le jazz ! Les ponts de la musique c’est lui.
Il n’a pas révolutionné la musique, il l’a secoué.
Certains ressassent toujours et encore la découverte du Nouveau Monde, lui, il a découvert les Caraïbes avant que quiconque ne sache même ce que pouvait être les épices enivrantes du monde latin, bossa nova comprise. Hors d’âge, hors tumulte de la gloire, il est le roc qui a vu battre la marée des Miles, des Monk, des Max Roach, des Coltrane,... La musique de Fats Waller et de Louis Jourdan lui a donné sa vocation.
Le jazz était comme le monde alors à réinventer. On se croisait entre navigateurs d’un monde nouveau à inventer. Coleman Hawkins par exemple dans l’immortel « Sonny meets Hawk ». On se défiait entre géants, on doutait souvent, et on repartait défier les dieux. Cette vie-là d’un Sonny Rollins de moins de vingt ans était braises ardentes.
Le feu est là plus rare, mais plus intense.
Le jazz, ou la vie, pas question de tricher, le jazz est la vie.
C’était son pain quotidien, et sans trêve il lui fallait être aussi haut que ces oiseaux-là, si haut dans l’azur. Côtoyer Charlie Parker, Lester Young, Hawkins, cela est radical. Soit on tombe, soit on s’élève jusqu’à son propre son. Sonny sonne comme lui-même.
Cette sérénité nouvelle en lui, le rend plus léger.
Certes il doit toujours emporter autant de valises dans ses tournées (Ses 50 costumes !), mais lui est aérien et il flotte dans l’azur. Tout ce qu’il touche devient historique, et pendant des heures il creuse l’espace.
Belles harangues, plateaux de fruits caribéens, il jongle avec l’éternité.
le monde a-t-il changé, non pour lui :
« Non, rien n’a changé dans ce monde de confusion, mais nous voyons tout à la télé. Par rapport à mon passé et à la grande tradition du jazz, je souhaite simplement exprimer autre chose qu’un style."
Sa sagesse, il la doit à sa longue pratique de la solitude, à sa plongée dans la mystique orientale, à la force de sa pensée intérieure.
La perte en 2004 de sa femme Lucie, qui s’occupait de tout et du reste, l’a abattu un temps, maintenant il fait face.
Sisyphe enfin à monter le rocher du jazz jusqu’en haut de la pente. Quand il le fait rouler comme un « Rollins stone », le swing gicle le long de la course. « Il me semble que j’ai une énergie sans limites, comme mon ami Lionel Hampton »
Pas de répit, ni de pose métaphysique, malgré son attirance pour le yoga et la sagesse des ailleurs. Il ne croit ni au paradis, ni en l’enfer, mais là où il ira, il sait qu’une voix dira « Sonny come in ! » (Entre Sonny !).
À quoi bon s’économiser pour durer. Sonny préfère l’intensité en espaçant quand même un peu ses concerts. Quand il est là, il est plus que là. Il devient derviche tourneur, il ne joue pas, il harangue, l’albatros devient chaman.
Caraïbes des galions de notes d’or à raz bord, rythmes afro-américains en contre bande, le vieux pirate prend le jazz d’assaut. Coulé, touché !
Danse au-dessus du volcan, le sage aux cheveux blancs aux allures de mage et de sorcier, sait fouetter la lave et la rendre féconde.
Ce qui est frappant en concert actuellement dans son sextet est sa qualité d ‘écoute. Il laisse la part belle aux hommes de côté (les sidemen). Lui qui a joué avec Coleman Hawkins, Clifford Brown, Dizzy Gillespie, Thelonious Monk, John Lewis, John Coltrane, Miles Davis, semble heureux comme un enfant de ses musiciens. Arcquebouté sur les rocs Clifton Anderson- trombone, et Bob Cranshaw,- basse qui le suivent depuis des décennies, il couve la musique qui déjà éclôt de ses poussins musiciens (Bobby Broom, guitare, Victor Lewis, batterie, Kimati Dinizulu, percussions).
Certes ils ne sont pas les meilleurs musiciens possibles, loin de là, mais il le rassure. Il a besoin de repères pour asseoir sa musique très improvisée et surtout spontanée et qui semble sortir de source. Le son du trombone, souvenir de Jay Jay Johnson, lui suggère des couleurs.
Voici vingt ans que cette caravane le suit, dévoués, attentifs, aux aguets. Bien sûr ils ne sont pas là pour rivaliser, musiciens attentifs mais non géniaux. Ils servent le maître. Il s’appuie sur eux, à chacun ses cannes. Un écrin est tressé pour le colosse, un filet pour l’acrobate.
Dans une interview de juin 2006 au Monde il a dit cette phrase essentielle :
« Monk m’avait dit, Sonny, si la musique n’est pas ta vie, toute ta vie, laisse tomber la musique. Mais je dois composer avec mon corps, l’âge, mes problèmes de bouche. »
La leçon a été suivie. La musique est la vie, toute la vie de Sonny Rollins. Plus de soixante ans de carrière et il parcourt encore l’arène, à la fois toréador et taureau furieux, la cape rouge de son sax en habit de lumière, et les spectateurs enfants de Miles comprennent enfin ce qu’est un dieu vivant.
Don’t stop the carnival, Sonny Please, encore et encore ! Des rythmes de carnaval, à un lyrisme ardent, la voie de Sonny Rollins est plus que sinueuse. Sa discographie est inégale. Soit.
Mais en concert, avec ou sans lunettes noires, il est un empereur triomphant et l’on ne peut que se rallier à sa barbe blanche, déjà trempée dans les étoiles.
Dans la forêt du jazz s‘élève haut et dru le séquoïa Rollins, le grand Sonny Rollins. Le volcan est toujours en activité.
Gil Pressnitzer