Steve Grossman
La maturité conquise
Dur, dur d’être un enfant prodige, surtout dans le milieu du jazz qui dévore vite ses enfants et leur pique leurs espérances au creux de leur bras.
Voici l’histoire d’un musicien prodige, infiniment doué, immédiatement propulsé chez les"vieux".
Pensez donc à treize ans, il fait la première partie de Duke Ellington, à quatorze ans il se trempe tout entier dans le fleuve émotionnel de Coltrane:
"Quand j’ai entendu Coltrane, je fus transpercé! ".
Ivre de be-bop, croisement impétueux de Sonny Rollins et de John Coltrane, il mène de pair ses études à la Julliard School et les échappées dans les clubs où il croise le cuivre avec ses idoles. En 1968 il joue régulièrement dans un groupe et il est enlevé par un drôle de mec, à l’allure satanique, et en grosse Ferrari rouge.
Ce gars va lui dire "Tu es le premier enfoiré de Blanc qui joue du sax avec moi, j’espère que tu seras à l’aise !". C’était le grand manipulateur Miles Davis qui va lui faire vivre une"épouvantable guérilla psychologique" jusqu’en août 1970. Six albums dont l’étonnant"Big Fun" témoignent de cette époque, où un jeune gosse d’à peine 18 ans est jeté dans l’extraordinaire machine bouillonnante qu’est le groupe de Miles Davis."Freedom Now, Play Later » ! que l’on pourrait traduire par lâche-toi on verra après. Et dans les clubs le pousse-au-crime de la liberté, Miles, l’oblige à abolir ses repères.
Bien sûr, Steve Grossman, pas assez mûr, ne comprend pas toute l’étonnante nouveauté de cette musique, et le parcours sulfureux et initiatique que lui impose Miles précipite sa fuite.
Mais cette douleur, ce tumulte, cette richesse, c’est maintenant à son âge mûr assumé que cela porte ses fruits. C’est un peu le mythe de Parsifal qui se rejoue en version Jazz.
Après "l’enfer" du groupe de Miles Davis, Grossman rejoint en 1971, l’orchestre d’Elvin Jones, le batteur de son idole John Coltrane qui lui aussi d’ailleurs avait plaqué Miles.
Steve Grossman apprend pendant six ans tous les secrets coltraniens auprès des membres du groupe de l’idole (Jones, Garrison,...) et en 1976, il s’envole pour jouer en leader.
Cette période aventureuse, loin des repères musicaux et humains devient un purgatoire, où dérives et précipices "artificiels" lui font toucher le fond. Ces galères l’emmènent à Paris vers 1977, puis en 1980 en Italie où il s’installe. Il décide alors de tout arrêter,depuis l’ombre dévorante de Coltrane jusqu’à l’autodestruction par l’alcool et le reste.
Pour cela il se raccroche à sa façon de jouer de sa jeunesse, et il fait une cure vivifiante de hard bop : le bon génie de Sonny Rollins, de Sonny Stitt, de Mac Lean lui apporte sérénité, force et simplicité.
La boucle est bouclée, Steve revient à ses origines, mais avec surtout la sensation d’être sûr de sa musique, de savoir s’appuyer sur le garde-fou de la tradition. C’est la libération par la simplicité.
Steve respire à nouveau haut et fort et tout coule à nouveau de source, et son sax heureux dégage une musique heureuse et bondissante.
Retour de pas mal d’enfers, mais aussi mûri par ses enfers, Steve, Player it again plaise ! - Rejoues-nous ta musique.
"Le privilège de la maturité est de pouvoir jouer ce que l’on est, le plus simplement, le plus naturellement possible. Et croyez-moi, je ne me prive pas".
(Steve Grossman interview avec Pascal Anquetil).
"Lorsque j’écoute Steve Grossman, je vois un vendeur de journaux dans les rues de New York, criant les dernières nouvelles, ou celle d’un bateleur annonçant l’arrivée d’un cirque en ville.
Il apporte des couleurs et des climats chaque fois différent avec un ton de voix si tenace qu’on ne peut s’empêcher de l’écouter, quoi qu’il arrive". (Michel Petrucciani).
Tout est dit pour cette maturité conquise, reconquise, Steve a retrouvé sa jeunesse, elle éclate dans le printemps de son sax bourgeonnant.
Gil Pressnitzer