Ted Hawkins
Le blues du destin
Le jazz c’est comme les bananes et il vaut mieux le consommer sur place
(dixit Sartre), le blues, lui, doit se vivre épais, noueux et poisseux, avec tout le poids de la nuit en équilibre sur un verre d’alcool.
Aussi les quelques passeurs dans cet univers des petites heures de la nuit, des petites morts de l’âme, sont rares.
Quand on joue sa vie à la roulette du destin, et qu’on le chante, il ne faut pas être un tricheur, un faux chanteur de blues.
Pour cela, pas de secret, ce n’est pas en piquant une forme musicale que l’on se noircit l’âme, non il faut être noyé dans le blues, profondément noyé.
Ted Hawkins ne se considère pas comme un musicien de blues mais sa musique et sa vie le sont pleinement.
Oyez donc braves gens, la triste ballade et la résurrection de Ted Hawkins, chanteur noir, gueulard de rue et légende maintenant.
"Je suis mort plusieurs fois mais je suis trop têtu pour me laisser abattre" dit Ted Hawkins qui a passé la moitié de sa vie en prison et l’autre moitié à chanter dans la rue.
Né en 1936 dans la misère la plus noire, à Lakeshore dans le Mississipi, endroit délaissé des trains et de Dieu, il ne connaîtra ni son père alcoolique, ni sa mère prostituée.
De l’enfance il ne connaît que les coups et la rue, mais jamais ni l’école, ni la tendresse. En maison de redressement à 12 ans, à 15 ans dans le "pénitencier de l’enfer" à Parchman, il emploie son temps à se faire tabasser et à apprendre à chanter et jouer.
Il fait la route, de train en train, de rue en rue, de femme en femme, toujours pauvre, toujours chantant sur la trace de ses héros, Sam Cooke et Otis Redding.
Un jour dans la cité des Anges (L.A.) vers 1966, le destin desserre son étau quelques instants et il croit connaître un début de reconnaissance.
C’est pour mieux être dépouillé. Détruit, suicidaire, anéanti, il erre de rues en prisons.
Quelques titres enregistrés par hasard en 1971, ressortent bien plus tard en 1982, et quelque chose bouge pour lui.
Reconnu en Angleterre il y reste de 1986 à 1990 et il commence à tourner partout, sauf aux U.S.A.
De retour en 1990, après avoir déclenché les foules au Japon, il comprend qu’il n’est rien à nouveau et il retourne à la rue :
"Quand tu chantes dans la rue, le seul moyen de faire que les gens s’arrêtent c’est de tout donner, d’être authentique".
Et là, les ongles en sang, la voix brisée il chante obstinément la vie humaine. "Plus on me jette fort par terre, plus je rebondis".
Alors arrêt sur image, comme dans les contes de fées quelqu’un déclare:
"J’ai entendu le meilleur chanteur du monde, il était juste sous mes fenêtres". Bien sûr, c’était un grand producteur, bien sûr Ted Hawkins est reconnu, fêté, enregistré.
Fin des années noires.
Depuis les pères noëls producteurs de Nirvana (Geffen) l’ont signé et ils ont mis de l’or sur ses branches, mais peut-être que Ted se souviendra avec nostalgie du temps des coudées franches.
Quand on a joué dans la rue, quelque chose reste à jamais gravé en vous. "Quand je pense à cette époque, j’ai une boule dans la gorge et j’y repense avec envie !".
Et la vie si dure pour lui, veut se faire câline avec cet homme de près de soixante ans, revenu de tout, et qui avec sa voix chaude et simple, éraillée par le tranchant de la vie, nous dit en toute simplicité que "le tragique de la vie n’est pas que l’on meure, mais que l’on meurt volé", par nous-mêmes, par les autres.
Et Ted Hawkins nous parle tranquillement de l’errance des "highways", des "Paris Texas" intérieurs, des femmes infidèles, de la mort fidèle.
Le titre de son dernier disque est "Les cent prochaines années"!
À ce vague espoir, se colle une émotion prégnante, permanente, des peines à couper au couteau.
Ted Hawkins n’est pas une légende maudite du blues, malgré le roman de sa vie, il est là avec ses cheveux blancs et ses yeux pleins de fleuve. La rue lui a appris les rythmes simples, efficaces. Quelques accords, quelques mots et tout le Mississippi déborde. Rarement le bues aura été aussi efficace à faire dérailler les mauvais trains du désespoir. Ce blues solide, compact, vient de la rue et retourne à la rue. Ce blues ne court pas les rues, il y est. Et la voix de Ted Hawkins ? Sensuelle, parfois brisée, toujours puissante et envoûtante, simplement posée sur le trottoir d’une guitare acoustique. Authentique, Ted Hawkins, authentique et déjà loin ! Respect, grand respect pour ce monsieur qui a donné voix à l’âme de la rue.
Maintenant Ted le maudit chante dans les fossés et les ruelles du paradis, lui l’éternel looser il se débrouille pour mourir au moment où cette gueuse nommée la gloire relevait ses jupes pour lui.
Trop tard, t’emmerde pas Ted, joue pour toi tout seul, d’ici on t’entend toujours et encore.
Gil Pressnitzer