Tom Harrell
ou la courbure de l’infini
Tom Harrell nous parle de jazz comme un somnambule vous parle de la lune, courbé sous le poids de voix intérieures. Il entend des voix et il joue ses voix humaines ; celles du fin fond de lui-même.
Lentement il déroule le fleuve noir de son bugle, celui profond et juste de sa trompette. Décalé, il suit son chemin à lui, complètement étranger à la scène, au monde.
Il semble fermé sur des puits sans fin où il va puiser aux seaux de la mémoire et quand il remonte à la surface, l’eau fraîche du be-bop est là.
Hors du temps et même de l’espace dans lequel il se meut avec l’allégresse d’un albatros à terre, Tom Harrell joue comme un sorcier ; magique et mystique à la fois.
Ses déambulations taciturnes croisent parfois les pas d’autres musiciens : Steve Grossman, Phil Woods et tant d’autres. Mais lui, posé comme une lampe à huile dans le silence de la nuit de la scène, il regarde fixement un point à lui seul visible.
Il semble inerte comme un golem sans le sceau de Dieu et puis soudain il joue et la vie déchirante reflue en nous, tant le son de son bugle a épongé toute la nuit.
Ses derniers disques "Upswing" et "Form" aussi beaux soient-ils ne rendent qu’imparfaitement sa magie sonore.
Il faut l’entendre vivant dans son immobilité, étrange et dérangeant.
« À mon arrivée, Tom était dans un coin, très calme, très replié sur lui-même. Je me suis demandé s’il allait être capable de jouer… Ah, la bêtise des a priori ! Quand Tom s’est mis à jouer, il s’est complètement transfiguré. La chose la plus étonnante que j’aie vue de toute ma vie : il avait une telle force, une telle maîtrise… J’étais ébahie. Dès qu’il a eu terminé, il est retombé dans son état précédent. Je suis tombée « amoureuse » de sa pureté, de sa manière. Avec Tom Harrell il faut être patient. Il est brillant quand il joue, quand il écrit et quand il parle, mais il faut lui laisser le temps, attendre, si on ne veut pas passer à côté de l’essence de Tom. Il ne faut pas anticiper ce que sera sa réponse. S’il ne vous fait pas confiance, il part ailleurs. Je me souviens d’un soir où j’étais en concert avec Roswell Rudd à la Knitting Factory… Tom devait passer après nous. Il était dans la loge, il nous écoutait. Quand je suis sortie de scène je l’ai trouvé en train de trembler – je pense que ses médicaments y sont pour quelque chose. J’ai saisi sa main, je l’ai pris par les épaules… Ça a duré un quart d’heure et il s’est arrêté de trembler ».
Ainsi témoigne Sheila Jordan qui a tant joué avec lui.
Alors que tant de VRP du jazz, impeccablement mis dans leurs costumes trois pièces et leurs attachés-cases emplis de doubles croches, donnent à entendre une parfaite musique tirée au cordeau et mille fois moulue, Tom lui donne à boire. Il apparaît avec sa folie douce et la raison des autres nous flanque la nausée.
Idiot cherchant village, génie cherchant un corps plus neuf à habiter, l’oncle Tom avec sa case en moins, avance funambule merveilleux sur la corde de la poésie même.
Rarement un son aussi douloureux et chaleureux à la fois n’était sorti de cet instrument depuis le jeune Chet.
Un tel velours va se fabriquer dans tous les ateliers clandestins de la vie en fraude.
Il paraît qu’un bout de lèvres de Miles avait transfiguré ses notes ; avec Tom Harrell ce doit être des bouts d’âme qui se sont collés dans son pavillon.
Quelques repères terrestres pour cet extra-terrestre du jazz.
Né en Illinois, il se jette avec l’énergie des égarés tout entier dans la trompette dès huit ans. Après des plongées dans l’obscur et bien des camisoles chimiques il ne se réalise que dans ce monde-là, laissant la réalité se dérouler sans lui.
Il reprend pied parmi nous dans les années soixante-dix et fait les rencontres décisives d’Horace Silver, Bill Evans et Helen Merrill...
Depuis il promène son monde intérieur dans bien des groupes car sa musique venant du milieu de lui devient évidente.
Tom, voûté du sommeil de la terre, nous donne à entendre une musique rare et encore fraîche, car vu sa position, il est plus près des sources. Courbé oui, mais de la courbure de l’infini. D’autres bavardent, lui parle.
Sourcier donc, Tom avance avec la baguette coudée de son bugle… et le jazz jaillit !
Gil Pressnitzer