Tomatito
Le Flamenco en allégresse
Dans le destin des guitaristes flamencos se jouent deux chemins opposés : soit la soumission et la dévotion aux chanteurs et aux danseurs que l’on accompagne, soit l’émancipation pour sortir de ce cercle sacré, mais obscur, pour être enfin en pleine lumière au risque de s’y brûler.
Les chanteurs les plus fameux n’appréciaient guère la moindre tentative de liberté de leurs guitaristes. Ainsi Agujetas disait n’avoir « aucune liaison » avec son guitariste qui devait seulement souligner son chant sans ornementer afin de ne pas distraire la pure trajectoire de son art. Il était juste son miroir, son esclave, le reflet de son souffle.
D’autres surent accepter la dualité des talents : Camarón de la Isla fut de ceux-là et ses guitaristes avaient pour nom Paco de Lucia et aussi Tomatito dès 1975,Tomatito avait juste dix-sept ans !
On se souvient encore dans les granges en feu de la mémoire du concert à Paris en 1987 !
Le passage de Paco à Tomatito était une entrée dans l’arène, son alternative.
Paco et Tomatito sont devenus des maîtres à part entière, mais l’ombre immense de la « petite crevette », surnom de Camarón, plane toujours sur eux. Dix-huit ans à suivre l’apogée et l’autodestruction d’un génie rimbaldien comme Camarón cela vous marque. Si jeune avoir été pris dans le vertige et l’orbite de deux astres noirs comme Paco de Lucia et Camarón, ou vous être consumé en vol, ou vous devenez leur égal. Tomatito tint les promesses des fleurs et ce qui arriva fut une nouvelle planète dans les cieux rouge et noir du flamenco.
De cette période jusqu’à la mort de Camarón le 2 juillet 1992 à Badalona d’un cancer du poumon, Tomatito a appris à respirer dans le temps archaïque de la plus lointaine et profonde tradition, comme avec les innovations sans cesse surprenantes tissées dans le chant profond, le cante jondo.
Dix-huit ans à s’entendre respirer ensemble, rêver ensemble, chanter et boire, porter les plaintes au plus haut du chant. Qui était qui dans ce duo si fort, cette fusion artistique entre le chanteur et le guitariste ? Cette télépathie a dû résister à la mort, et maintenant encore quand Tomatito accompagne un chanteur, il doit se souvenir de ces années-là.
Tomatito a donc accompagné les plus grands de Camarón à Duquende en passant par Enrique Morente, mais sa curiosité musicale quasi féline l’a poussé vers la modernité. Il joue aussi bien avec des musiciens de jazz (Michel Camillo, Larry Coryel….), qu’avec les tenants du « flamenco nuevo ».
Tomatito s’appelle en fait José Fernandez Torres et il est né en 1958 à Almería en Andalousie, jardin des pommes d’or de la musique et aussi de ces tomates. Son père, comme son grand-père sont des grands guitaristes flamenco. Leur surnom fut El Tomate, d’où le nom de notre guitariste « la petite tomate » Tomatito. Il fut un enfant prodige de la guitare jouant en public régulièrement dès l’âge de dix ans. La petite tomate ardente plantée en terre gitane aura donné bien des saveurs.
Lui qui fut l’ombre et la lumière de Camaron, devint le personnage de son propre destin. À la mort de Camarón il se lance dans une carrière de guitariste de concert, et non plus accompagnateur. La suite est connue et maintenant sa renommée est mondiale.
On reconnaît de suite le jeu de Tomatito. Ce jeu est fait de force et de fluidité, de finesse et de fulgurances.
Adossé à une connaissance parfaite de la tradition, il peut laisser courir son imagination ardente et fervente. Créatif, ouvert au monde, il sait être un créateur plus qu’un continuateur. Et quand trop de beautés passent dans sa musique, de furieux coup de griffes, des traits incandescents rappellent que le feu couve toujours sous les cordes. Et son toucher ! Et son art des mélodies ! Véritable ogre de la guitare il lui, ajoute même des cordes pour mieux la dévorer.
Et puis il a le sens du spectacle et du spectaculaire, au risque de se faire injurier par les puristes du flamenco puro. On peut le voir aux côtés des vedettes du show-bizz, des starlettes, dans des musiques de films.
Bien sûr passer de Camaron à Frank Sinatra peut sembler curieux. Il s’en moque, épris de gloire médiatique et de world music. Et puis,une simple ritournelle gitane au milieu de facilités pour le bon public, lui fait regagner le ciel et nos pardons.
Son beau sourire, son magnétisme font le reste.
Il est de son temps avec ses syncopes, ses fusions, mais toujours du temps immémorial du monde gitan.
La petite tomate n’oublie pas son terreau pour pousser haut et fort dans tous les jardins du monde. Bonne herbe, bonne plante, il est la face solaire du flamenco.
Allégresse plus que plainte, vertige de la virtuosité, épices venues d’ailleurs aussi bien de l’Amérique du Sud que du jazz manouche ou pas, la musique de Tomatito est féline, tournoyante. Sa musique est heureuse de vivre, ouverte et libre. « La musique est l’espéranto de l’art » est son credo. Et la nostalgie loin de lui.
Que la lumière du flamenco soit !
Et Tomatito est venu.
Gil Pressnitzer