Vic Chesnutt
En cheminant entre la mort et les chansons
La distance que les morts ont prise
N’apparaît pas d’emblée ;
Leur retour paraît possible
Et consume mainte année. (Emily Dickinson)
Je n’ai pas envie de laisser trois disques de seconde zone en guise de testament. Il me reste encore beaucoup de boulot à abattre avant de pouvoir songer à la mort… Pour l’instant, ce qui me retient sur terre, c’est un rêve - exposer mes peintures dans une galerie -, l’envie de faire mieux musicalement – (Interview d’Emmanuel Tellier, de décembre 1995 dans les Inrockuptibles).
Alors, Vic Chessnutt continuait vaille que vaille à composer, faire quelques concerts, jouer de la guitare de sa manière si particulière. Les temps ne lui semblaient pas encore mûrs pour se tuer.
Puis Vic Chessnutt a dû trouver que le compte était bon et il est allé au bout de la route lui aussi comme d’autres, au bord du gouffre qu’il longeait si souvent, et il a sauté. Il avait fait du suicide une présence familière qui de temps à autre soufflait dans ses os.
Toujours plus près de l’abîme, comme un jeu morbide. Sa femme avait fini par cacher tout objet tranchant et toute arme. Mais l’arme blanche finale était dans sa tête, et s’y prélassait.
Dans cette même interview il disait sans fard à la question Tu penses souvent au suicide ?
J’y pense chaque jour, en permanence. Et, lorsque le moment sera venu, je sais que j’aurai la force de le faire. Je ne veux pas être inutile… De toute façon, il y a un certain degré d’immortalité dans ce que je fais, dans l’art en général : plus tard, mes disques parleront pour moi. (Interview d’Emmanuel Tellier).
Maintenant, qu’après deux jours de coma après une prise massive de myorelaxant, il s’en est allé un jour de Noël, le 25 décembre 2009 à Athens en Géorgie, à 45 ans.
Il nous reste sa voix qui prend alors une autre résonance. Suicidaire il l’a toujours été, dépressif encore plus. Mais il ne mettait pas son désespoir en sautoir, ni ne prenait la pose d’un clochard céleste, d’un ivrogne métaphysique. Il restait en retrait, peu connu en fait malgré quelques hommages de ses pairs et ses apparitions en France furent rares hélas, alors que sa légende souterraine enflait.
Flottant entre la houle de la poésie et les flots de l’alcool, Vic Chessnutt aura été une apparition dans la musique. Touchante, dérangeante, intrigante et pour tout dire inquiétante tant elle renvoyait aux miroirs de la mort.
On le cataloguera chanteur folk, rocker, chanteur folk-rock, et de mille autres étiquettes. Il n’était qu’un baladin de la poussière. Celle des jours, celle des bouteilles vides et oubliées, celle que laissent derrière eux ceux qui sont déjà en marche vers l’ailleurs. Songwriter en américain est un mot qui dit tout, car il y passe le parfum des ballades de la poussière de Woody Guthrie, les élans de Bruce Springsteen, écrivain de chansons en français ne dit pas grand-chose.
De son corps brisé montait une sorte de buée que nous appelions chansons. En vingt ans à peine de présence parmi nous, il aura avec ce mélange personnel d’humour noir et souvent de touchante naïveté, parlé de la mort encore et toujours, des joies simples de la vie aussi, des amours fragiles, des villes désertes, des amis enfuis.
Et de cet infirme montaient des mots qui ajoutaient beaucoup aux ombres, et le désespoir marchait respectueusement à ses côtés.
Noir, noir, il faisait grand noir dans sa caboche.
Sorte de Joë Bousquet de la chanson américaine, Vic Chesnutt lui aussi paralysé, faisait les cent pas dans sa tête.
Ses disques, plus de quinze, parlent et parleront pour lui et de lui et « son retour paraît possible ».
Une vie fracassée
Il tenait à écrire lui-même sa biographie. On peut en relever quelques traits qu’il a voulu mettre en avant.
Né James Victor le 12 novembre 1964 à Jacksonville en Floride, il sera à l’âge de 5 ans adopté par une famille typique des petits blancs racistes de la Géorgie, les « rednecks » comme on les appellent et dont le Ku Klux Klan est l’apothéose. « Enfermé » à Pike Country, archétype de la vie étroite américaine, celle du Sud profond, celle décrite par Flannery O’connor, il voudra s’en échapper. Il résistera par la musique qu’il composera très jeune et l’amour de la nature. Après avoir étudié la trompette il tombe dans le rock à 13 ans. Les Beatles, Leonard Cohen, Bob Dylan, Le Velvet underground le fascine.
Il se met à la guitare. Puis il découvre Elvis Presley, Rem, Les Pistols, Clash…
Mais l’acte fondateur reste l’anéantissement de son corps. Ceci aura lieu par son accident de voiture en 1983, à 18 ans quand totalement ivre il divaguait toute la nuit à fond de cale jusqu’à faire la culbute dans un fossé à moitié mort. Ceci l’a brisé et révélé à la fois. C’était un lundi de Pâques, mais il n’y eut point de miracle, ni de résurrection.
Paraplégique, il put récupérer néanmoins l’usage de ses bras et de ses mains, et sept ans après il enregistrera son premier album. Il avait mis au point une technique lui permettant de jouer de la guitare à plat. Il violentait les cordes, jouant parfois avec ses dents. Ses doigts ne répondant plus il égrenait des accords terrifiants plus que des mélodies. Sa façon sauvage de dire ses textes en détachant chaque syllabe, avec son accent traînant du sud, ajoutait à son mystère.
« C’est seulement après que je me sois brisé le cou et seulement un an après que j’ai commencé à réaliser que j’avais sans doute quelque chose à dire ». Il le dira désormais depuis son fauteuil roulant.
« Comme les jambes ne me servaient plus, j’ai fait usage de mon cerveau ». C’est par l’imagination qu’il survivra, qu’il vivra désormais.
« Je n’ai pas besoin de marcher pour voyager. Je peux rester ici, dans cette pièce, et entreprendre des voyages extraordinaires. » (Interview à la NHR)
Installé à Athens en Géorgie en 1984, il vit et se détruit intensément, et se reconstruit, loin du « trou » de sa petite ville mesquine et méchante.
Il se lance furieusement et dans la drogue et dans la lecture des poètes contemporains (Wallace Stevens, Stevie Smith, Emily Dickinson, Auden, Whitman…) et des écrivains comme Salinger, Kafka. Mais Allen Ginsberg le traite d’idiot, ne comprenant pas sa pureté enfantine.
Il était un mythe de la marginalité en musique (independent music, soit musique indépendante des labels indépendants chez nous), mais ce n’est que vers 1988 que son aura émerge. Pourtant dès 1966 ses compositions étaient reprises par le monde de la pop (REM, Madonna, Smashing Pumpkins, Garbage…) qui le célébrait et l’enregistrait.
Sa femme, Tina Whatley Chesnutt, lui servait de rempart contre le suicide et le sauvait à chaque fois. Il n’aura pas connu la réforme du système de santé américain pour laquelle il s’était tant battu, étranglé par ses dettes aux hôpitaux.
Un désespoir assumé et contagieux
D’autres personnes écrivent sur le clinquant et la verroterie. J’écris sur le pus et les moucherons. Pour moi, c’est magnifique…Tous les aspects de la nature humaine ont besoin d’être écrits. Car les écrivains sont comme des compteurs Geiger, ou des détecteurs sismiques. Ils vous montrent les choses dont vous devez voir ce qui est en dessous.( Chesnutt)
Et Chesnutt ne chantait pas les ors de la vie, mais ses caniveaux, ses laissés pour compte. Il chantait les hôpitaux, les enfants abandonnés, les villes inhumaines, les idiots, l’inceste, ses voyages imaginaires. Le tout avec des paroles comme soude caustique, car jamais son humour ne l’abandonna pendant ses 22 ans d’activité. Jamais il ne se posa en victime pleurnichante, lui l’enfant abandonné, en mille morceaux.
« Je ne sais pas en fait si mon complexe d’éternel perdant vient du fait que j’en suis un, ou bien si cela n’est pas seulement une inclinaison forte en moi. Je sais que j’ai toujours eu un grand cœur plein d’empathie ». Et on peut déceler son autobiographie au travers de ses chansons.
À ceux qui ont entendu Chain, Surnatural ou Every thing I say, dit de cette voix traînante, un peu cassée, Vic Chesnutt fut un choc. De son fauteuil roulant dévalaient des émotions.
Comme beaucoup, ma seule approche aura été au travers de ses disques et de ses vidéos étranges, et le magnétisme des concerts ne peut qu’être entrevu. Toutes les histoires dérisoires qu’il glissait entre ses chansons sont perdues. Mais le moindre bout de vidéo étreint encore.
Si je puis empêcher un cœur de se briser, je n’aurai pas vécu en vain. Comme le dit Emily Dickinson, poète qu’il aimait, il n’aura donc pas vécu en vain.
De sa petite voix, emplie d’intensité, de candeur et de noirceur, montait paradoxalement une quête de sérénité. Déchiré, il chantait avec une voix déchirante, intense et maléfique il devenait une imprégnation du brouillard de la mort. Parfois un parfum de transcendance passe alors qu’il se voulait athée absolu.
Prince noir il semblait celui qui osait ouvrir la fenêtre sur l’indicible et le tragique. Enveloppé de tristesse il allait là où tout le monde s’arrête. « At the cut », sur le fil du rasoir il voletait avec son ironie grinçante, sa dépression noire et permanente. Il semblait en concert ne pas se soucier des gens, accordant et réaccordant sa guitare dont il jouait bizarrement, marmonnant des histoires kafkaïennes. Et puis sa voix douce et pleurante, comme pluie en larmes, s’élevait et une pluie de mélancolie vous tombait dessus. La tristesse est contagieuse, et il nous la faisait habiter avec lui comme colocataire.
« Quand tu frappes un ami cher je pense devenir fou
mais avec le temps je trouve vraiment que je ne suis pas prêt, non, non
mort glaciale
O mort, vraiment je ne suis pas prêt. » (Toute ma vie j’ai flirté avec toi dans l’album At the cut)
Il l’était pourtant, parfaitement prêt.
Gil Pressnitzer
Choix de textes
Point de signes mais la noyade
Nul ne l’entendit lui l’homme mort
Mais il gémit encore gisant
J’étais encore plus éloigné que vous ne le pensiez
non pas faisant des signes mais me noyant
Pauvre type toujours il aimait rigoler
et maintenant il est mort
Il a dû faire trop froid pour lui et son cœur a lâché
c’est ce qu’ils disent
Oh, non, non, non, il fait toujours trop froid
quand la mort repose gémissante
toute ma vie je me suis trop éloigné
et je ne faisais point de signes, je me noyais
Oh, non, non, non, il fait toujours trop froid
quand la mort repose gémissante
toute ma vie je me suis trop éloigné
et je ne faisais point de signes, je me noyais
Poème de Stevie Smith mis en chansons par Vic Chesnutt
Tout ce que je dis
Tombée est la grange
depuis que je l’avais vu
maintenant elle n’est que décombres
si bien accordés au passé
Tout ce que je dis
me fait le même effet
Tout, toute chose même minuscule
que je dis me conduit à cela
Certains l’appellent un voleur, et certains un prophète
mais son courage est bref
aussi bref que la petite miss muffet*
Tout ce que je dis
me fait le même effet
Tout, toute chose même minuscule
que je dis me conduit à cela
Elle voulait être un inventeur
mais rien de nouveau
qu’elle puisse réunir.
* (personnage d’une comptine enfantine)
Discographie
1990 : Little
1991 : West of Rome
1993 : Drunk
1995 : Is the Actor Happy?
1996 : About to Choke
1998 : The Salesman and Bernadette
2000 : Merriment
2001 : Left to his Own Devises
2003 : Silver Lake
2005 : Ghetto Bells
2005 : Extra Credit EP
2007 : North Star Deserter
2008 : Dark Developments
2009 : At the cut
2009 : Skitter On Take-Off
Sous le pseudonyme de Brute il enregistra :
1995 Nine High a Pallet
2002 Co-Balt
Site personnel :www.vicchesnutt.com/