Wolgang Amadeus Mozart
Mozart et la sonate pour piano
Le détachement de l’ivresse
La sonate pour piano ne fut pas la forme de prédilection de Mozart, ni son journal intime.
Dans cette vingtaine, dont 18 véritablement achevées, on ne trouve pas le goût de l’invention, de l’expérience de Haydn ou de Beethoven. Mozart a pris la forme donnée par Haydn et s’en est servi non pas pour avancer ou se découvrir, mais pour de temps à autre se plonger dans une sérénité bienfaisante. Elles sont plus à usage thérapeutique pour Mozart qui trouvait là un rempart à ses démons intérieurs par une cure d’équilibre, de simplicité, de transparence. De là à destiner ces sonates comme pur matériau pédagogique à asséner dans les conservatoires, il y a quand même trahison. Si les sonates de Mozart ont en fait été écrasées par celles de Beethoven, et même de Haydn au niveau de la notoriété publique, c’est que peu de pianistes ont été à la hauteur de cette translucidité. Heureusement depuis il y eu Christian Zacharias et Alfred Brendel voire Claudio Arrau qui ont peu à peu fait découvrir au public ce pan ignoré de l’œuvre de Mozart.
Mozart est venu assez tard aux sonates pour piano (laissons tomber les miettes des Œuvres d’enfance), et il prit plaisir comme plus tard avec la découverte de Bach, de se dépersonnaliser en se coulant dans les influences ambiantes (Mannheim, Jean Chrétien Bach et surtout Haydn). Aussi ces sonates naissent-elles lisses, sans défaut apparent mais où il faut chercher dans un passionnant cache-cache où se niche Mozart et ses émois.
Trois groupes chronologiques voient éclore ces sonates:
- Les années 1774-1775, série imitative comprenant six sonates,- Les années 1777-1778, une autre série plus « mozartienne »,
- Le triptyque des sonates K330-333 très accomplies que l’on date sans certitude de 1783 ou de 1778,
- Après un long silence, quelques sonates isolées entre 1784 et 1789 où l’ombre contrapuntique de Bach apparaît, mais entre-temps, beaucoup de concertos pour piano avaient été écrits.
Les sonates pour piano de Mozart ne sont pas son pain quotidien, mais il était impossible qu’il puisse effacer ses empreintes de cette musique. Aussi, quelques-unes, surtout celles jouées ce soir, deviennent des mélopées de consolations, de clarté et d’équilibre. Et devant une telle perfection, le cœur vient se fendre.
Ce qui rend passionnant l’écoute des sonates pour piano ce n’est point leur aura musicale, mais de débusquer les pulsions de vie dans une forme où Mozart, volontairement, s’est mis une armure d’impersonnalité.
Emprunts, simplicité, équilibre, stabilité des formes a priori, les sonates de Mozart sont un livre fermé, mais cette fidélité quasiment idolâtre à la forme sonate, cette pureté à tout prix finissent, dans leur fermeture même, à laisser entrevoir que Mozart entreprend un long voyage dans ses sonates. Un voyage intérieur, non dévoilé, comme un point de fuite, mais où émerge, presque crypté, un art lyrique du «moi» mozartien sans son énergie impudique qu’il faut chercher dans d’autres Œuvres. L’éternité peut entrer dans un simple jardin, même taillé au cordeau pour que les coquelicots de l’âme, l’ortie de l’enfance y soient invisibles.
Les sonates de Mozart nous glissent entre les doigts, car elles ne sont pas incantation, chant flamboyant, mais jeux de miroir où Mozart fait tout pour ne pas s’y refléter. Ces « pauvres sonates scolaires » en deviennent une énigme où seule l’écoute attentive, au-delà des apparences, fait entendre parfois un cri violent, parfois une consolation ineffable. Les sonates de Mozart pourraient se résumer en une œuvre hétéronyme d’un autre Mozart qui dit tout simplement «Je n’ai pas assez aimé».
Et Mozart nous prévient d’ailleurs : « Je comprends bien que vous n’accepteriez ni le bonheur ni le malheur, si jamais il nous tombait quelque chose de ce genre sur les épaules… la béatitude réside uniquement dans l’imagination ». (Lettre du 29 novembre 1777).Les sonates pour piano de Mozart sont un redoutable piège de vérité et de pureté où tout brûle en silence, en empruntant le visage des autres.
À vous, auditeurs, d’en découvrir les tremblements.
SONATE N° 12, EN FA MAJEUR K.332
Cette œuvre très surprenante dans le corpus des 18 sonates est en trois mouvements
- Allegro- Adagio- Allegro assai
Elle dure approximativement 28 minutes.
Dans cette œuvre, Mozart affiche une volonté de brièveté, la légèreté et la familiarité, et il s’appuie sur des recettes robustes et éprouvées : tonalité simple et neutre, plan cyclique, et surtout il utilise une recette éprouvée et toujours efficace avec un menuet initial qui permet un effet retardateur par son côté lent et gracieux jusqu’à un finale très accéléré. La beauté sonore semble une fin en soi, et Mozart ne montre pas vraiment le nez à la fenêtre.Et pourtant, c’est une œuvre « à emporter sur l’île déserte ». (Guy Sacre).
Comment d’un genre abouti mais superficiel, avec toutes les conventions d’usage (forme sonate stricte, emprunts nombreux, épisodes disparates, coquetterie des ornements…) passe-t-on à une œuvre saisissante tout entière dévouée vers une intense tension intérieure ?Des nuages passent, mais le soleil fait toujours sa brèche. Nous pouvons ressentir qu’il s’agit d’autre chose que d’une sonate parmi d’autres, mais de là à l’expliquer !
Flamme à contre-jour, cette sonate est désespérément lisse et parfaite, et pourquoi alors cette lumière nous dévoile. Il y a des mystères qu’il vaut mieux ignorer.Tous ces changements d’atmosphère, ces orages instantanés, ces pirouettes perpétuelles, cette science du masque nous entraînent bien loin de ce minaudage annoncé. Mozart provoque sur la route de cette sonate:
D es accidents du ciel et une nouvelle clarté, plus forte, nous prend les mains.
L’espace entre nous s’agrandit comme si le ciel s’ouvrait là où le double visage s’embue. (André Du Bouchet).
À quoi cela sert-il d’ajouter autre chose, sinon que l’adagio en forme de cantilène s’enroule sur lui-même, tel Narcisse, et que dans le finale une véritable mosaïque de clair et d’obscur alterne sans trêve.
Sachons simplement que tout cela a été minutieusement voulu, construit, et cette sonate a priori disparate est tendue comme un arc-en-ciel.
SONATE N° 14 EN UT MINEUR K.457
Cette sonate d’Octobre 1784 interrompt un très long silence de six ans dans le domaine de la sonate pour piano. Période pendant laquelle tout l’amour de Mozart va vers les sonates pour piano et violon. Elle reste un rocher isolé au milieu de la composition de six concertos pour piano (n° 14 à 19).Isolée, en fait non, car au-dessus d’elle plane la face sombre de l’émouvante fantaisie en ut mineur K.475 écrite juste avant. D’où les tentatives de tirer cette œuvre vers les ténèbres du romantisme, et la marier aux cris de la nuit, aux peurs et aux grelots de notre passage terrestre.
Trois mouvements pour cette sonate d’enfance et de nuit.
- Molto allegro- Adagio- Finale Allegro Assai
Quasiment pré-beethovienne, cette sonate mêle comme nulle autre paix et révolte, climat étalé et lutte, route et déroute. À part l’adagio, oasis de lune et de jardin enchanté, tout le reste bouillonne, se brise, s’arrête brusquement. Mais la magie de Mozart c’est de ne pas séparer ces univers. Ils se jouxtent, s’effleurent, et l’on passe des ombres à d’autres soleils sans avoir fait un pas de plus.
Tout meurt et tout revit. Plus qu’un mini-opéra, cette sonate est un labyrinthe entre joie et douleur, dont seul Mozart connaît la sortie.
À la fois espoir et adieu, cette œuvre de Mozart montre ses pouvoirs absolus de manipulateur, et aussi de guérisseur (adagio comme un paradis perdu, mais qui était juste derrière la douleur). De ces fragments apparents, de ces registres graves prédominants dans le dernier mouvement, montent de façon indistincte aussi bien un sanglot, qu’un éclat de rire. Mozart est donc bien là.
Et tout ce qu’il sait de lui et du monde, ce qui lui brûlait le cœur,ou le faisait l’esclaffer, est là, mélangé, épars.
Caresses et jets de notes comme des pierres, cette sonate peut nous faire approcher au plus près de l’ambiguïté de Mozart. Mozart aura osé vivre aussi bien avec sa légèreté qu’avec son insoutenable mélancolie. À lui l’indicible, à nous le vertige.
L’autre est-il l’infini de quelqu’un ?
(Jean Claude Renard)
Savoir répondre à cela c’est déjà dialoguer avec Mozart.
Gil Pressnitzer