Wolgang Amadeus Mozart

Requiem, K.626

La musique de l’absence, la musique de l’indicible

Rilke, dont l’œuvre entière est baignée dans les eaux profondes de l’idée de requiem, écrivait :
« Comme les choses, toutes les choses sont en migration ! Comme elles se réfugient en nous, comme elles se désirent toutes soulagées du dehors et de revivre, dans ce au-delà que nous enfermons en nous-mêmes pour l’approfondir. Comment supporter, comment sauver le visible, si ce n’est en le faisant langage de l’absence, de l’invisible. Comment parler cette langue muette, à moins qu’on la chante éperdument, sans daigner, s’il le faut, se faire comprendre ».
Et Mozart dans son Requiem saura parler la langue de l’invisible tout en chantant éperdument, du moins jusqu’à ces huit dernières mesures du Lacrymosa, son ultime tendresse, et le Requiem ne fut pas vraiment compris. Soit tiré vers le versant romantique comme chant du cygne conscient du « divin », Mozart mettant en musique sa propre mort, soit perçu comme une simple commande alimentaire bâclée à la va-vite. Rarement une œuvre musicale n’aura suscité autant d’écrits, de faux aussi, qui auront longuement brouillé notre perception de l’œuvre.
Les travaux de Robbins Landon, mais plus encore ceux des Massin ont tordu le cou à bien de pieux mensonges, mais pourtant une aura pathétique enveloppe cette œuvre qui porte en elle le poids de la fosse commune du temps, et la mort misérable d’un jeune homme de trente-cinq ans et dix mois.
Il est difficile d’écouter cette musique pour elle-même et son pouvoir d’émotion peut être approché, selon moi, à partir de la citation précédente de Rilke.
Sans tomber dans le misérabilisme, il est nécessaire de parler des circonstances de sa composition.
Mozart, prisonnier de sa misère, prisonnier de Vienne, venait de vivre une triste année 1790, multipliant les dettes pour survivre et luttant contre la désaffection inexorable du public viennois - surtout celle des mécènes éclairés.
Mozart n’était vraiment plus à la mode.
Son ami Haydn est loin en Angleterre, les élèves ne se précipitent pas à ses cours, des procès le talonnent, les protecteurs le lâchent.
Mozart se bat aussi pour tenir à flots un foyer qui sombre dans les affres du quotidien et de la mendicité.
Malgré l’encombrante étincelle de vie de Franz Xavier Wolgang, né en juillet 1791, mais qui ne referme pas le puits de douleur de quatre enfants déjà morts. Mozart n’a pour obsession que de passer, passer, ce maudit hiver qui s’annonce aigre et cruel et s’assurer quelque chaleur, quelque soutien parmi cette aristocratie viennoise qui le rejette comme un hochet usé.
Aussi il vivote de la commande de pièces pour orgues mécaniques jusqu’à ce que survienne sa grande et dernière grande joie musicale : la Flûte Enchantée. Composée pour un petit théâtre populaire en bois, aux faubourgs de Vienne, cette musique le portera, le prolongera.
Toutes les autres Œuvres - Clémence de Titus, Concerto pour clarinette, pièces maçonniques et même le Requiem - compteront peu face à cet immense plaisir de faire couler de lui cette musique fraîche et profonde à la fois. Il sera encore une fois l’oiseleur.
Il y mettra le meilleur de lui-même, les dernières réserves de ses forces créatrices. Ce conte de fées, cet oratorio maçonnique l’obsède bien plus que cette étrange commande du Requiem reçue vers la fin juillet 179 1 par l’entremise d’un mystérieux messager, déjà en habit de mort.
Cette composition d’une Messe des Morts était en fait la commande du comte Franz von Walsegg zu Stuppach qui venait de perdre sa femme Anna, le 14 janvier 1791. Fidèle à son habitude de s’approprier les Œuvres des autres, le comte désirait donner et diriger lui-même « son » œuvre pour l’anniversaire de la mort de sa femme (en 1793 sans doute).
Le secret le plus strict était donc nécessaire. Pressé par le besoin, et surtout tenté de se mesurer à la noblesse et au dramatisme d’une forme qu’il n’avait jamais abordée. Mozart accepte et prévoit de terminer la musique courant 1792, comme il l’inscrit sur la partition.
Son vieil ivrogne d’ami, Michael Haydn, pouvait lui servir de modèle musical, mais il y avait aussi une étrange attirance pour cette mort drapée en musique. Donc il est poussé à se mettre immédiatement au travail dès l’été 1791 Presque dans un seul jet sont composés l’Introït, la structure du Kyrie et l’ébauche du Dies Irae.
Fasciné et vaguement inquiet. Mozart ne pense pas cependant composer son propre requiem. Ses profondes convictions maçonniques, sa vie même, lui avaient longuement appris à tutoyer la mort :
« comme la mort, à y regarder de plus près est le vrai but de la vie, je me suis, depuis quelques années, tellement familiarisé avec cette véritable, parfaite, amie de l’homme, que son image m’est très apaisante et consolante ! Je ne me mets jamais au lit sans songer que le lendemain peut-être, si jeune que je sois, je ne serai plus là... » (lettre à son père en 1787).Mais il y a un abîme entre la philosophie de la mort et la panique biologique de la mort, et Mozart, comme nous tous, appréhendera ce fossé.
Surtout elle semblait, cette mort, sa mort, s’avancer vers lui comme la statue du commandeur au travers des incessantes apparitions du « messager en noir », l’intendant du comte.
L’intermède fiévreux de la Clémence de Titus et son retentissant insuccès, la séparation d’avec Prague et de son climat d’amitié, la préparation des représentations de la Flûte dont il voulait, soir après soir, suivre la destinée théâtrale, le détournent pour un temps complètement de sa Messe des Morts.
Mais pas de la mort elle-même qui fait son chemin dans toutes les forces jetées et perdues et les trouées ainsi faites dans ses forces vitales.
Ses ultimes compositions, concerto, cantates d’amitié maçonniques, l’absorbent encore beaucoup, moins toutefois que sa chère Flûte qui chante dans sa tête nuit et jour.
Le Requiem se rappelle brusquement à lui, d’abord par l’épuisement de ses forces et donc la crainte de l’inachèvement, et ensuite par la conviction naissante que c’est son propre chant funèbre qu’il doit composer. Et en automne 1791, comme « frappé à mort », effrayé et superstitieux, il change d’attitude face au Requiem qui désormais lui fait peur.
Au bord du gouffre, face aux brisures, au méchant poêle qui fume, ou plutôt qui tousse une aigre chaleur, Mozart se jette à nouveau dans la fin du Kyrie. Les ébauches du Confutatis, du Recordare et de l’Offertoire sont entreprises.
Mais comme à son habitude, c’est dans sa tête que s’inscrivent les esquisses et le plan structurel de l’œuvre.
Mozart est un compositeur qui écrit mentalement sans le secours du papier ou d’un instrument qui n’apparaissent que pour recueillir la coulée complète de l’œuvre.
Et à part le Lacrymosa, il ne touchera plus guère à sa partition, figé entre souffrance, ennuis quotidiens et maladie. Sa toute dernière musique sera la cantate de l’Amitié et, dès le 20 novembre il se sait mourant.
Sachant l’habitude de l’époque de travailler en atelier d’artiste, il est très plausible qu’il transmette, ou qu’il délègue certaines parties (basse chiffrée…) à ses élèves.
L’inachèvement de ce Requiem l’accable et il essaie d’avancer malgré tout, grâce à l’assistance du jeune Sussmayr, son travail.
Le 5 décembre 1791, vers une heure du matin, Mozart meurt, et l’imposture de sa femme Constance commence alors pour faire croire à l’achèvement de l’œuvre, encore pleine de vides.
Constance cherchera pathétiquement des musiciens pour avaliser ce pieux mensonge : Freystädler, Eybler dont le rôle semble par trop sous-estimé, et bien sûr Sussmayr qui accompagna les derniers jours de Mozart, recueillant les ultimes indications et les bouts autographes détenus par Constance.
Mais celui, que Mozart qualifiait « d’âne », savait surtout remarquablement imiter l’écriture de Mozart et donc authentifier l’affaire. Mozart n’aura laissé derrière lui, ni son corps égaré dans une fosse commune, ni son Requiem « arrangé » par plusieurs mains étrangères.
Les parties clairement écrites par Sussmayr, voire par Eyber, se mélangent à celles de Mozart créant des polémiques toujours actuelles : Nicolas Harnoncourt lui est intimement persuadé que toute la transmission musicale a pu s’effectuer, excepté quelques moments inférieurs d’instrumentation et il croit même à cette légende d’une répétition du Requiem autour du lit du mourant !

Mais la plupart des commentateurs considèrent le Requiem comme un travail d’équipe. La version actuelle retenue est la suivante :

« L’étude du manuscrit permet de dire avec précision ce qui est de Mozart et ce qui est d’une autre personne (Süssmayr et Eybler, deux élèves du Maître).

Les deux premiers morceaux (Requiem et Kyrie) sont entièrement de la main de Mozart.

Les cinq premières sections de la Séquence (Dies irae proprement dit, Tuba mirum, Rex tremendae, Recordare et Confutatis) sont principalement de Mozart : il a écrit les parties vocales, la basse chiffrée et quelques indications musicales.

Après des essais infructueux ou partiels (notamment de Joseph Eybler), c’est Franz-Xaver Süssmayr qui assura la relève à la demande de Constance. Elève du maître, il avait la connaissance du style et venait de collaborer avec Mozart dans les récitatifs de la Clémence de Titus. Il travailla donc l’orchestration à partir des nombreuses notes, poursuivit le Lacrymosa dont Mozart avait esquissé de sa main les huit premières mesures seulement avant de se taire à jamais. En fait, jusqu’aux mots "judicandus homo reus". Tout le reste est de Süssmayr.

Il compléta les parties manquantes à l’aide des instructions ultimes, des notes autographes que lui donna Constance et aussi grâce aux secrets d’atelier confiés par son maître.

Ajoutons que les deux morceaux de l’Offertoire (Domine Jesu et Hostias) sont principalement de Mozart, de la même manière que précédemment, et sont orchestrés par Süssmayr.

Et enfin, le Sanctus, le Benedictus, l’Agnus Dei et la Communion sont entièrement de Süssmayr. »

Cette œuvre est devenue une « œuvre ouverte » et de nombreuses réalisations ont cours dont la plus aboutie est celle de Franz Beyer.

Au travers de tous les « trous » laissés par Mozart dans son manuscrit, au travers de l’instrumentation à peine ébauchée après le Kyrie, bien des questions demeurent.

Mais le torse restant est suffisamment éloquent pour donner une juste idée de l’œuvre.

Les parties de chant, les chœurs, la basse d’accompagnement, l’indication et la ligne des instruments solistes forment une musique fidèle aux intentions du compositeur, et ne posent pas en tout cas les problèmes d’autres torses musicaux : la Dixième de Mahler ou du troisième acte de Turandot de Puccini ou celui de Lulu d’Alban Berg.

Le travail des élèves a surtout consisté à faire du Mozart, soit en reprenant des oeuvres de jeunesse du maître pour les parties manquantes (Sanctus, Benedictus, Agnus Dei) soit en reprenant pour la fin du Requiem le début à capo de l’œuvre.

Bien sûr les parties incomplètes (Lacrymosa, Offertoire) ont été complétées.

Le grand sentiment de frustration ressenti envers ce Requiem provient du vide de l’orchestration et, malgré l’usage de la palette instrumentale de Mozart, celle du moins souhaitée pour le Kyrie, il manque cet indicible, cette sorte de transparence d’ailleurs, triste et tendre, présente par exemple dans le concerto pour clarinette tout proche.

Comment Mozart a-t-il réagi devant le texte liturgique officiel ?

Autant avec humilité qu’avec un certain malaise, et les effrois du Dies Irae comme les affirmations aveugles de foi ne le portent pas vraiment.

Son Requiem n’édifie pas les foules et ne met pas en scène sa propre mort.

Il ouvre infiniment, simplement, une fenêtre d’où une lumière de consolation peut nous parvenir.

Seul le Lacrymosa et le Recordare le poussent vraiment en lui-même et Mozart parle peu de lui dans cette musique si expressive pourtant.

Mozart comme l’a souligné Brigitte Massin, était plus obsédé qu’absorbé par cette commande dont le rituel strict n’était plus en phase avec ses idéaux d’amitié et de franc-maçon.

Des échos sonores se répondent entre les rites d’initiation de la Flûte et l’approche musicale de la «meilleure amie de l’homme», la mort.

Ainsi le Dies Irae est plus proche des sortilèges de la Reine de la nuit que du jour de colère de Dieu.

Plutôt ode funèbre à l’amitié que peur de la mort. Le Requiem de Mozart ne le fera pas mourir en sainteté mais en éternité !

Le requiem de Mozart

L’œuvre est écrite pour 4 voix, chœur, 2 cors de basset, 2 bassons. 3 trombones, 2 trompettes, timbales, cordes et orgue.

Elle suit le découpage traditionnel d’un Requiem :

l-INTROIT
2-- KYRIE
3-SEQUENCE (DIES IRAE, TUBA MIRUM, REX TREMENDE, RECORDARE, CONFUTATIS, LACRYMOSA)
4-0FFERT0RIUM (DOMINE JESUS-HOSTIAS)
5-SANCTUS
6-BENEDICTUS
7-AGNUS DEI
8-COMMUNIO (LUX AETERNA)
Le Requiem est une synthèse du savoir-faire musical de Mozart dans le domaine de la musique religieuse.
Il mélange des idées traditionnelles mais aussi des idées nouvelles. L’influence récente de Haendel et de Bach est déterminante.
On peut citer comme éléments caractéristiques, certains passages de cette œuvre qui marquera tant le romantisme du siècle d’après.
Ainsi, le début du Requiem exprime la profession de foi du compositeur avec cette douce résignation, ce sourire un peu triste propre à sa vision de la Mort. Aux portes de l’inaudible, la musique s’installe avec des sonorités étranges et graves utilisant les cordes divisées, les cors de basset et les bassons. Le chœur apparaît sur une plaine douloureuse mais ferme, et il appartiendra à une soprano solo d’évoquer la louange de Dieu

.
Le Kyrie, grand monument fugué, représente le versant austère et péremptoire dévolu au chœur. Le Dies Irae est certes dramatique, mais surtout pas théâtral, et le jour de colère est plus celui de la peur physique devant l’anéantissement que de l’effroi devant la colère divine. Le chœur soutenu par les martèlements de l’orchestre raconte non pas un livre d’images mais une aventure individuelle.

L e Tuba Mirum reprend la tradition salzbourgeoise en confiant à un trombone ténor solo la voix de l’au-delà, à laquelle se confronte, celle terrestre, de la basse soliste, puis du ténor moins véhément et plus concerné.

Le Rex Tremendae insistant annonce le jugement clamé trois fois par le chœur à pleine voix, plein de bruit et de fureur. Les techniques contrapuntiques des grands maîtres du passé sont ici utilisées.

Le Recordare est un moment d’absolu, humble, suppliant, inquiet et miséricordieux à la fois, ce morceau déroule de longues phrases instrumentales. Dernière musique vraiment achevée par Mozart, cet hymne à la pitié universelle est le dernier sommet de Mozart.

La vision dramatique du Confutatis mélange les flammes et la consolation.

Le Lacrymosa, même partiellement de Mozart, reste comme une berceuse de la mort, très proche de la cantate BWV 82 de Bach, musique de déploration mais aussi de consolation et le retour de mystère du début du Requiem est bouclé.
I1 n’est pas sans intérêt de se rappeler que Mozart mourut en tentant d’achever ce moment ineffable.

Sanctus, Benedictus, Agnus Dei sont vraisemblablement bâtis sur des esquisses d’œuvre de jeunesse de Mozart, mais l’âme de Mozart était déjà partie. Ainsi inachevée, cette œuvre est étonnante par sa synthèse de tout le savoir-faire de Mozart, de tout son héritage des grands maîtres mais aussi par sa prémonition des sonorités à venir, et surtout par l’histoire individuelle et universelle que décrit cette Messe des Morts.
Le Requiem de Mozart, même fruit d’un travail d’atelier, frappe par sa couleur propre : couleurs de ténèbres des cors de basset et des bassons, solo déchirant du trombone-ténor, traitement des voix solistes et du chœur excluant la caresse habituelle à sa musique ni suavité, ni sourire, cette musique veut parler d’invisible. La tonalité de Ré mineur, celle de l’inquiétude et du doute rejoint Don Giovanni et le vingtième concerto pour piano.
Le Requiem reste une œuvre énigmatique et dérangeante, refusant tout autant l’espoir et la consolation du monde chrétien que la terreur des abîmes. Sa signification n’est pas à chercher du côté de la religion, et Mozart nous quitte plus comme oiseleur du temps que comme musicien d’église.

Chanter éperdument l’absence et l’invisible dans une lumineuse consolation musicale voici peut-être l’objet de ce Requiem.

Gil Pressnitzer