Xavier Darasse
Mon lutin, mon frère
Mes années Darasse
Pour évoquer ces « instants passés », juste quelques balises émotionnelles de ce que furent mes rencontres avec ce « lutin malicieux et profond », ce Puck de beaucoup de songes de nuits d’étés à Toulouse.
De 1967, et jusqu’en 1973, Xavier Darasse fut Directeur musical du Centre Culturel de l’Espace Croix-Baragnon à Toulouse. I
Il en fut en fait son âme vibrante, par ses propositions novatrices, ses découvertes proposées, ses émerveillements en partage. Sur l’incitation impérieuse de Christian Schmidt, notre autre agitateur toulousain, ogre de couleurs et de sentiments, mais surtout provocateur et lui aussi épris d’étonnements, j’ai côtoyé, assisté parfois, Xavier Darasse, plein à ras bord d’humour et de sympathie, et surtout d’une générosité débordante. Lui qui est la preuve incarnée que le paradis n’est pas pour les tièdes.
Au lieu de s’offusquer de voir quelqu’un débouler sans beaucoup d’expérience ni de science, il voulut échanger, éduquer, convaincre au cours d’innombrables et longues conversations, avec véhémence, mauvaise foi parfois, gentillesse toujours.
Il m’aura tout appris sur la musique baroque, sur la musique française, sur Messiaen, sur Bach, sur l’orgue qui m’inquiétait un peu, - ah ses concerts privés à Saint-Étienne -, et sur bien d’autres choses encore.
Moi je lui aurais juste suggéré quelques petites choses sur les musiques du monde, la musique indienne en particulier dont il s’éprit passionnément, le jazz, quelques compositeurs encore bizarres à l’époque : Mahler, Bruckner, Janácek, Sibelius…
De cette époque reviennent des moments plus forts que d’autres :
- la conversion à Olivier Messiaen, pas à pas en concert privé sur l’orgue de Saint-Étienne.
- des débats animés sur des versions enregistrées comme l’Orfeo de Monteverdi quand nous jouions à la Tribune des Critiques de Disques.
- la mise en place de la discothèque de l’espace Croix-Baragnon, qui devait être une discothèque de prêt et le choix exalté des disques à acquérir.
- sa gourmandise galopante pour découvrir d’autres musiques: jazz musiques du monde, chansons. Rien ne le laissait indifférent
- les concerts de Xavier sur Xenakis, Ligeti et ses propres œuvres.
Et ses talents tenant de la prestidigitation pour organiser des événements (Ombres de Boucourechliev, Ligeti à Toulouse, venue des baroqueux et mille autres tours de magie.
- l’expérience de France Musique dans la ville à Toulouse en 1976 grâce à Louis Dandrel, avec des concerts sur des lieux inédits et improbables parvis d’églises, cours d’hôtels particuliers, et le refus de la mairie de le pérenniser.
- la mise en place des Arts Renaissants avec Denis Milhau, crucifié devant ses tableaux pour les protéger d’un public peu au courant des mœurs d’un musée.
- les concerts aussi bien à la Chapelle Sainte-Anne (Jos von Immerseel sur plusieurs claviers !) qu’à la Chapelle de Carmélites (Leonhard aux chandelles)
- Xavier venant assez souvent à la Salle Nougaro et fusionnant avec L. Subramaniam
- ses émissions sur France Musique écoutées religieusement, souvent tard la nuit, car sources mêlées d’émotions décalées et de savoir.
Donc ces quelques bribes non ordonnées, sur lesquelles plane toujours son œil vif d‘écureuil malicieux, lui qui par pudeur cachait son immense savoir par une certaine distanciation, et le faisait naviguer au travers des écluses de l’humour.
Et puis son rire très souvent, sa séduction toujours, sa malice et son obstination face aux nombreux blocages institutionnels qu’il parvenait souvent à contourner.
Lui toujours dans un nouvel élan, en conquête perpétuelle de territoires inconnus, constamment aux aguets de la vie qui bouge, des nouvelles musiques qui se tissent.
Xavier Darasse allait toujours en pleine liberté, en totale lucidité, se jeter dans la vie immédiate. Il savait offrir de façon débordante ses coups de cœur, ses enthousiasmes, ses jardins secrets, en partage à tous, lui qui avait mille idées à la seconde et qui était une lumière entre feu-follet et soleil tournoyant.
Ses notes de musique, ses paroles, ses éclats de rire, résonnent encore auprès de ceux qui, comme moi, auront eu le privilège de le suivre un peu et d’apprendre par sa seule présence plus que mille ans de livres ou de rencontres.
Avant que tout cela s’efface, j’ai voulu il y a une dizaine d’années écrire le petit texte suivant en hommage à ce grand frère en musique et en vie humaine.
Pour lui cet homme multiple, véritable tournoiement de curiosités insatiables, de découvertes, d’émerveillements de gamin, de profondeur de foi religieuse et humaniste, donc ce texte qui reprend un peu ces instants afin que le feu allumé par le météore Xavier Darasse brûle encore.
Xavier Darasse, mon lutin, mon frère
Xavier Darasse avec ses mille visages nous aura imprimé ses sourires en profondeur, fougère de l’amitié sur les pierres de nos jours.
Chacun aura bien voulu retenir celui qui prolongeait le sien. Certains se souviennent de sa foi, de sa ferveur exaltée à l’odeur de l’encens, d’autres de sa passion de la beauté des femmes et des choses, tous de sa volonté de partager ses émotions, de sa vie bouillonnante et parfois tragique.
Certains se souviennent du professeur émérite, passeur avec ironie tendre de Bach, de Messiaen, son cher Maître, et de tant d’autres.
De l’interprète aussi, plus agile qu’un écureuil s’ébrouant, libre dans les arbres, quand il touchait les orgues ou le clavecin, et ses yeux brillants quand il saluait, soudain timide. Le compositeur n’aura pas eu le temps de déployer toute la voilure de son chant, fauché en pleine création. Ses Organum ont pourtant renouvelé le langage de son instrument.
Parmi tous ses visages, je vois surtout le malicieux, par-delà les monticules du temps, toujours à deux doigts du fou rire, et redevenant brusquement grave face à l’intolérance.
Ainsi nous étions deux pauvres bougres à vouloir expliquer aux « libérateurs » toulousains de mai 1968 prenant d’assaut l’Espace Croix-Baragnon, toujours ouvert aux quatre vents d’ailleurs, et voulant tout jeter à la rue, qu’ils se trompaient par ignorance. Jeter les œuvres d‘art par la fenêtre n’était pas un acte révolutionnaire, mais stupide. Dire que toutes se valent était écrêter, niveler par le bas, donc le contraire de ce qui était ton combat inlassable.
Xavier restait droit en tout.
Quand Christian Schmidt, refusa en 1973, d’endosser une politique culturelle réactionnaire et démissionna, nous partîmes tous, solidaires.
J’avais donc connu ce prodigieux lutin vers 1966 quand Christian Schmidt, lui, le Diaghilev de Toulouse, qui lui aussi m’aura tant appris, dirigeait encore l’espace Croix-Baragnon avec sa folie gourmande et généreuse.
« Étonnez-moi », semblait-il toujours dire. Et il nous aura mis en réaction chimique, Xavier et moi.
Des conférences, des auditions, des découvertes réciproques, nous aurons fait vite consanguins.
Ces souvenirs de John Lewis, caractériel des pianos « Steinway », d’Alfred Deller, lapin rose baroque chantant avec son ensemble autour d’une table sortie des chevaliers de la Table ronde, de Michel Petrucciani arrivant comme un oiseau des îles sur l’épaule d’Aldo Romano, de Pierre Henry et sa passion selon Saint-Jean écoutée en rond par terre à la Halle aux grains, encore halle mais déjà avec des grains qui levaient.
Je me souviens de tout cela, et aussi de sa fringale de toutes les musiques, rock, musiques du monde, de sa jouissance à les prendre comme un fruit nouveau. Et puis ces discussions jusqu’à la lune, lui, le savant musicien amoureux des musiques populaires, ému aux larmes par mon ami Subramaniam, violoniste indien.
Mes certitudes figées ont pu enfin s’écrouler dans un bruit de cristal et de tolérance grâce à lui.
Il bouillonnait d’énergie vibrionnante, toujours en fusion, toujours aux aguets du vent et des notes.
Son rire rebondit encore en moi comme cascade rafraîchissante, sa belle leçon de ne jamais se prendre au sérieux et que par-dessus toute chose devait triompher l’amour de la vie et du passage vers les êtres.
Cratère débordant d’idées, il était source de joie en feux d’artifice, même quand il devint l’homme au bras d’or avec la mort presque prise en auto-stop, et sa main perdue, retrouvée, recousue, mais oublieuse des magies d’antan.
Avec son orgue portatif, traîné comme une roulotte de gitan de Saint-Bertrand du Comminges à Condom et en des lieux improbables, une merveilleuse boîte à musique, orgue de barbarie du ciel, il avait tant répandu de musiques, certain que ses échos continueraient longtemps pour tous. Même s’il ne pouvait plus jamais rejouer, et il en riait presque. Passant sur son vélo comme moineau épiant le pain du monde, il continuait à chanter en lui et en nous, moustache reliée aux étoiles.
De ces temps pleins de sons et de fraternité, un petit noyau de copains (Michel Roquebert, Denis Milhau,...) s’en souvient encore, comme marrons chauds au coin des rues froides.
Xavier était notre vigie qui jamais ne désespérait des terres en vue, fussent-elles répliques des banalités que nous voulions fuir.
Depuis ce 24 novembre 1992 où les buffets d’orgue de l’ailleurs t’ont englouti, on n’ose plus marcher pareil dans les rues de Toulouse, de peur de ne plus croiser ton ombre joyeuse à bicyclette.
Xavier, mon lutin, mon frère, dire qu’à cause de toi je suis entré dans bien des églises!
Si ton ami Messiaen s’était déjà donné à l’au-delà et aux oiseaux, toi tu étais disponible pour la chaleur de la terre et de l’humanité.
Tiens, soudain me traverse ton rire, quand une sirène de police ajoutait sa polyphonie à la création d’une de tes œuvres aux Augustins.
Le compositeur devait pour toi être à la hauteur de l’espace, des hommes, et des bruits du monde. Parfois meurtri par la lâcheté humaine (l’attitude des édiles face à ce festival baroque avec Jacques Merlet, les difficultés perverses pour monter le Concours International d’Orgue, et un festival qui ne verra le jour qu’après toi).
Et des joies simples, en 1982, la création des Arts Renaissants dans un musée permettant ces métissages culturels, ces désacralisations que tu aimais et que Denis Milhau réalisa.
De la bière fraîche aux chaleurs des autres, des flots de poses contradictoires pour non pas refaire le monde, mais pour ne jamais l’amputer de ses contraires.
Nul ne saura nos parties de football débridées au Ramier de Clermont-le-Fort, et cette joie simple de mordre dans une belle musique cambrée, odorante. Cela est parti au fil de la Garonne.
Je sais maintenant un peu mieux Buxtehude et Schütz, toi tu te souviens plus haut de Mahler ou de Jacques Bertin, notre amitié fut bien un commerce équitable.
J’en tire à peine maintenant tout le lait.
Va, ton rire roule encore dans mes nuits.
Signe évident de la main du destin, tu as laissé inachevé un opéra adapté du Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde. Ce portrait de l’artiste était aussi le tien, car il aurait été une méditation sur la jeunesse qui s’enfuit et la perte de l’innocence. Ce choix de ce livret ne pouvait être anodin pour Xavier, toi hanté par les instants passés, et qui parfois, presque fugitivement laisser sourdre un sentiment du tragique sous tes pirouettes.
Toi le navigateur de l’inconnu, le défricheur des continents enfuis, tu dois être encore à l’écoute de la musique du monde et des sphères.
Ton ami Gilbert Amy avait emprunté à Paul Klee un titre : « Cette étoile enseigne à s’incliner ». Une des plus belles étoiles qui me l’aura enseigné, c’est toi, Xavier.
Et je m’incline devant toi.
Gil Pressnitzer
Repères
Xavier Darasse, né à Toulouse (1934), élevé dans l’ambiance d’une famille musicienne - sa mère Renée est organiste à la cathédrale Saint-Étienne - il est admis à l’âge de 16 ans au Conservatoire National de Paris où il obtient successivement les 1° prix d’harmonie et contrepoint, puis d’orgue et d’improvisation et plus tard le 1° prix de composition dans la classe d’Olivier Messiaen. Il fut aussi l’élève de Maurice Duruflé, Jean Rivier.
Il commence alors une brillante carrière de concertiste en Europe, en Russie, aux U.S.A., au Canada, au Japon...
En 1966, il crée la classe d’orgue du Conservatoire de Toulouse dont seront issus bien des élèves remarquables comme Jean-Willem Jansen, François Espinasse et d’autres.
Il devient le principal animateur musical de sa ville et par le biais de la radio, France-Inter, il saura ouvrir des nouveaux territoires aux gens.
Son répertoire immense s’étendait de la musique ancienne au répertoire contemporain, en particulier Ligeti, Xenakis et bien sûr son cher Messiaen. En parallèle à cette carrière d’organiste et de concertiste, il aura aussi mené de front une activité de compositeur engagé dans son temps.
En 1976, un tragique accident de la route du à l’endormissement, le priva de l’usage de son bras droit qui fut arraché et recousu. Il me souvient qu’il fit de l’auto-stop son bras ensanglanté sous l’autre bras. Son bras fut regreffé mais perdit sa motricité. Ceci interrompit sa carrière d’organiste. Il se tourna alors totalement vers la composition et l’enseignement.
En 1985, il est nommé Professeur de la Classe d’orgue du Conservatoire National Supérieur de Lyon, et en 1991, il devient Directeur du Conservatoire National de Paris. Personnalité attachante, s’exerçant avec excellence dans de nombreux domaines : composition, enseignement. expert en facture d’orgue. Xavier Darasse contribua au renouvellement du patrimoine organistique toulousain. C’est ainsi qu’un grand orgue neuf orne l’église appartenant à l’ensemble monastique des Grands Augustins, devenu " Musée des Augustins " à la fin du 19ème siècle. L’instrument de facture classique porte la signature du maître allemand Jürgen Ahrend. Un bel orgue italien se trouve à la Chapelle Saint-Anne.
Il est brutalement emporté par un cancer le 24 novembre 1992, à l’âge de cinquante-huit ans à peine.
Ses œuvres principales sont Instants éclatés en 1983, un Trio à cordes (1982), la série des Organum pour orgue...